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La cuisine en contexte migratoire : identité, mémoire et participation

Par Elsa Mescoli

Chercheuse postdoctorale et Maître de conférences à l’Université de Liège (CEDEM - Centre d’études de l’ethnicité et des migrations, LASC - Laboratoire d’anthropologie sociale et culturelle)

Les réflexions que je présente dans cette courte contribution sont issues de mes recherches dans le domaine de l’anthropologie de l’alimentation. Plus particulièrement, je m’intéresse aux pratiques culinaires et aux habitudes alimentaires de migrant.e.s ou individus issu.e.s de la migration, lesquelles soulèvent des enjeux spécifiques qu’il est intéressant d’étudier.

En effet, l’alimentation en contexte migratoire constitue depuis plusieurs années un objet d’intérêt pour de nombreux/ses chercheur.e.s, lesquel.le.s ont ainsi contribué à façonner un champ d’études en soi, qui ne cesse de se développer et enrichir de nouvelles contributions, en termes à la fois d’exemples ethnographiques et d’analyses, théorisations et conceptualisations des enjeux en question. Ce qui a permis le développement de ce champ est tout d’abord le constat – issu notamment de la littérature socio-anthropologique sur l’alimentation, mais aussi de l’histoire de l’alimentation – de la portée complexe du fait alimentaire, portée d’ordre symbolique, affectif, social, économique, politique, entre autres. Cela veut dire qu’acheter, cuisiner, manger sont des actes non seulement déterminés par les besoins physiologiques auxquels ils répondent, mais aussi dictés par des choix individuels et collectifs. Ces choix dépendent en effet d’une pluralité d’éléments socio-culturels qui impactent les goûts des individus, ce qui fait aussi que se nourrir d’une certaine manière implique des conséquences qui vont bien au-delà de l’apport organique au corps des êtres humains. La nourriture est non seulement symbole de positionnements et appartenances, qui se manifestent ainsi au travers des choix alimentaires ; elle est aussi centrale aux relations sociales, elle est dotée d’une « socio-matérialité » (Harbers et al., 2002: 207), elle est « culture » (Montanari, 2006), dans la mesure où elle est choisie, cuisinée et consommée de manière différenciée parmi les individus et les groupes. Ainsi, l’alimentation engage des processus sociaux (Mintz et Bois, 2002), elles crée des valeurs symboliques (Munn, 1976; Kniazeva & Venkatesh, 2007), elle contribue à la construction sociale de la mémoire (Sutton, 2001; Holtzman, 2006) et à façonner les représentations identitaires des groupes (Lupton, 1996).

« [M]anger c’est parler le même langage », écrit Jean-Pierre Corbeau (Poulain & Corbeau, 2002), sociologue de l’alimentation, en décrivant la formation de systèmes culinaires différenciés, que l’on pourrait définir comme « des ensembles d’ingrédients, de condiments et de procédés partagés par un ensemble d’individus dans un contexte historique et territorial précis » (González Turmo, 2012: 129). Cette définition met en évidence la contextualité d’habitudes alimentaires partagées et la dimension collective de l’alimentation. Or, ces habitudes participent également d’une mobilité qui transcende le cadre territorial auxquelles elles étaient originairement liées, ainsi que le cadre temporel, si l’on pense au rôle de la mémoire et de l’imaginaire dans la définition de l’appartenance à un système culinaire particulier. La nourriture devient ainsi ce que certain.e.s chercheur.e.s appellent un foodscape (Guigoni, 2004), c’est-à-dire un locus, un site qui se compose de pratiques mais aussi de discours, au sein duquel s’exercent des connexions socio-culturelles, politiques et économiques.

La mobilité, la circulation des individus et des choses jouent un rôle dans la définition de significations partagées qui concernent l’alimentation, et c’est précisément à cela que s’intéresse le champ d’étude de l’alimentation en contexte migratoire, en croisant ainsi les études sur les enjeux liés à la migration. Étudier l’alimentation en contexte migratoire signifie tout d’abord porter l’attention au fait que, lors d’un déplacement, les individus ou les groupes sont confrontés à des styles alimentaires différents. Plusieurs recherches s’engagent alors à vérifier dans quelle mesure cette rencontre avec l’altérité alimentaire défie l’identité individuelle (Spiro, 1955; Crenn, 2004; Cardona, 2004) et quelles pratiques elle engage afin de la préserver (Hage, 1997; Beyers, 2008; Diner et Diner, 2009). Pour le dire suivant Abdelmalek Sayad, l’alimentation en contexte migratoire est « un moment de vérité » (Sayad, 1999), imbriquant la volonté d’établir une continuité dans l’histoire et la mémoire familiale d’un groupe avec « la rupture que l’immersion dans le pays d’immigration a produite […] », comme Chantal Crenn le souligne aussi (Crenn, 2006: 123). Le mouvement des individus et des choses, ici les ingrédients, les recettes, les ustensiles, les manières de cuisiner et de manger, les normes de commensalité, contribuent à la reproduction d’identités ethniques, religieuses, de classe ou nationales (Mintz, 2008: 510). Identités qui sont néanmoins constamment négociées et redéfinies en contact et dialogue avec des habitudes alimentaires différentes. Identités aussi qui sont mises en scène, objectifiées et commodifiées d’une certaine manière, lorsque les habitudes alimentaires sortent de l’espace domestique et familial et engagent l’espace public. Il s’agit d’« identité[s] externalisée[s] » (Fabietti, 1995), exhibées avec orgueil et également « consommées » par d’autres individus, car ces identités se matérialisent dans des aliments et préparations lesquels deviennent ainsi un moyen d’être pour les autres (Sartre, 1943).

En effet, sont nombreux les événements dans lesquels la nourriture occupe une place importante au sein d’activités organisées dans l’espace public. Plus particulièrement la nourriture « venant d’ailleurs », préparée par des personnes migrantes ou issues de la migration, fait l’objet de nombre d’initiatives interculturelles. L’espace que la nourriture occupe au sein de ces événements est déterminé aussi par les politiques locales relatives à la gestion de la diversité. Cet espace est donc, d’une certaine manière, surdéterminé : ces politiques établissent souvent les critères de la participation des migrant.e.s dans les sociétés contemporaines dites multiculturelles, ou diversifiées, voir super-diversifiées. Souvent ces politiques produisent une essentialisation des « cultures », par exemple en associant certains aliments et préparations à un groupe culturel défini, une catégorie d’individu, et en les plaçant en dehors du système alimentaire local, en les ethnicisant. La diversité culturelle est ainsi encouragée mais aussi nommée et contrôlée, pour qu’elle ne porte pas atteinte à la cohésion socio-politique locale (Martiniello, 2003: 132).

Néanmoins, au-delà de ces contraintes structurelles à l’action, la cuisine est un moyen fort de participation non seulement socio-culturelle mais aussi politique des individus, et en particulier des migrant.e.s, dans l’environnement local. En outre, les pratiques amenées par les migrant.e.s peuvent questionner et redéfinir les habitudes locales, souvent à la suite d’un processus politique de revendication de place. La portée politique d’un plat dérive des significations denses dont la nourriture est chargée (les symboles que certains aliments véhiculent) et des enjeux qui découlent de sa préparation et consommation. En contexte migratoire, ces enjeux concernent tout d’abord la possibilité d’exercer les pratiques alimentaires auxquelles on est familier, dans un contexte au sein duquel ces pratiques ne sont pas majoritaires. Il s’agit donc de reconnaitre le droit à la diversité, intégré dans un espace où plusieurs positionnements sont possibles. Ensuite, ces enjeux concernent le fait qu’amener sa cuisine familiale en contexte public, permet de se positionner dans cet espace voire de revendiquer la reconnaissance du droit à la participation, au travers de la visibilité donnée à des savoir-faire et expériences propres.

Les exemples concrets de ce processus sont nombreux, visibles également sur le territoire liégeois. Nous pouvons rappeler les activités culinaires organisées par la « Voix des Sans-Papiers de Liège », un collectif de migrant.e.s qui ont demandé – mais pas obtenu – l’asile en Belgique et qui sont dans l’impossibilité de rentrer dans leur pays d’origine. L’invisibilisation de leur présence opérée par les autorités, pour lesquelles ces individus n’existent qu’en cas d’arrestation et injonction d’expulsion, est contrée par la volonté de se rendre visible et de légitimer ainsi cette présence. Cette volonté s’exerce au travers de certaines activités qui incluent également la préparation de nourriture. Les membres de la « Voix des Sans-Papiers de Liège » participent à une série d’événements en apportant leur service « catering » qui permet non seulement de partager des plats provenant d’autres contextes culturels, mais aussi d’avoir un rôle actif dans l’environnement local, en réclamant donc cette visibilité et en se positionnant en tant qu’acteur politique à part entière. La cuisine qui sort de l’espace domestique et familial – tout en gardant son lien avec cet espace, la mémoire et l’identité qui en dérivent – permet ainsi de s’auto-définir dans l’espace public en transmettant la cohésion d’un groupe social (dans ce cas de personnes en séjour illégal sur le territoire qui luttent pour la régularisation) et la légitimation de celui-ci et ses démarches.

Cet exemple, comme d’autres pourraient le faire, démontre que le potentiel politique est un élément central des pratiques liées à l’alimentation, et plus particulièrement lorsque les personnes qui les exercent vivent dans un contexte de migration – et d’exclusion de la société dans laquelle elles résident. La cuisine et la commensalité qui en dérive font l’objet d’un usage politique (De Galembert, 2007) et social permettant de rétablir l’inclusion. Cela veut dire que « raconter ses racines », son histoire, son vécu au travers de la cuisine amenée en dehors des espaces privés constitue le moyen pour créer des sociabilités et participer activement au contexte vécu, permettant ainsi de développer un dynamisme culturel et un apport important à la société locale (Martiniello, 2003: 130).

Bibliographie :

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  • Crenn, C., 2006. Normes alimentaires et minorisation «ethnique». Discours et pratiques de femmes originaires du Maroc (vignoble bordelais). Journal des anthropologues, 123–143.
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  • Fabietti, U., 1995. L’identità etnica: storia e critica di un concetto equivoco. NIS, Roma.
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