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Le non-conformisme, euphémisme de l’extrême droite

Une chronique de Julien Dohet

L’extrême droite aime à se présenter comme un mouvement d’opposition au système, comme une victime de la « bien-pensance », évidemment de gauche, qui aurait pour conséquence que l’on ne pourrait plus rien dire. Ce positionnement stratégique vise principalement à faire sauter un à un les verrous démocratiques mis après la Deuxième Guerre mondiale. S’autoproclamer « non-conformiste » est dans ce sens plus porteur que de s’afficher ouvertement d’extrême droite.

Une pensée « ni de droite, ni de gauche »… dont on connaît la suite

Arnaud Imatz ne semble pas impliqué directement dans une formation de l’extrême droite. Mais une rapide recherche montre que c’est bien dans les revues, cercles et maisons d’édition de cette mouvance qu’on le retrouve. Et ce via le livre ici analysé1 mais surtout via ses publications sur le fondateur de la phalange espagnole José Antonio Primo De Rivera2. Dans son ouvrage, Imatz s’attache à démontrer que le clivage gauche-droite n’est plus pertinent et doit être remplacé par celui entre conformiste et non-conformiste. Une pensée non-conformiste qu’il va s’attacher à détailler : « Bon nombre de gens «cultivés» s’étonnent aujourd’hui encore d’apprendre que, par le nombre et la qualité de leurs penseurs, les écoles traditionnaliste, nationaliste et néo-conservatrice rassemblées, rivalisent sans peine avec la foisonnante école libérale et n’ont rien à envier à l’école marxiste3. » Et où l’on retrouve essentiellement des références maintenant connues des lectrices et lecteurs de cette chronique : de Maistre, Rivarol, Bonald, Gobineau, Drumont4, Barrès, Sorel, Valois, Maurras5, Bernanos, Maulnier6, De Corte7, Jouvenel, Benois-Méchin, Brasillach, Rebatet, Drieu La Rochelle8, Bardèche9, Céline10… Un courant politique qu’il nomme également la « droite nationaliste et populaire » ou la « droite de conviction ». Un ni gauche, ni droite… clairement ancré à droite donc. Ce qui est renforcé par une critique systématique de la gauche et de sa domination : « Depuis 1945, seule la gauche marxiste ou, plus généralement, seul le camp progressiste a décidé, en France, qui est de gauche, comment il faut cerner les contours et définir le contenu de chacun des concepts11. »
De plus, « les meilleurs gardiens de l’establishment sont maintenant les partis socialistes et les syndicats. Au lieu des vieilles valeurs de gauche de justice sociale, de solidarité et d’égalité, le socialisme moderne a contribué à introniser le culte du pouvoir et de l’argent, à renforcer le désir effréné de consommer et à banaliser la spéculation et la corruption12 ». Imatz enchaîne les exemples de cas où la droite et la gauche ont pu prendre des positions similaires : régionalisme, écologie, colonialisme… Et d’évoquer le totalitarisme en insistant sur le fait que le nazisme aurait fait moins de morts que le communisme mais que la différence est qu’il n’a pas avec lui la morale et le discours progressistes. Une argumentation qui a fait son chemin depuis…

En réalité, l’exercice auquel se livre l’auteur est de présenter les thèses des différents courants comme équidistantes afin de dédiaboliser le courant de la « contre révolution »13. L’opération passe par des critiques, superficielles comparées à celles sur la gauche, sur le FN ou sur la droite traditionnaliste dont il souligne que l’influence dans les idées via les revues, cercles… est inversement proportionnel à sa faiblesse numérique. Un autre exemple particulièrement éclairant du confusionnisme pratiqué par Imatz ne se trouve significativement pas dans le texte même, mais dans une note : « Il n’est pas inutile de rappeler que les principaux auteurs révisionnistes français qui nient la planification hitlérienne du génocide juif et l’extermination dans les chambres à gaz […] viennent de la gauche […]. Sur les deux thèses en présence, voir Pierre Vidal Naquet Les assassins de la mémoire, Paris, La Découverte, 1987 et Roger Garaudy, Les mythes fondateurs de la politique israélienne, Paris, La Vieille Taupe, 199614. » Pour l’auteur, les deux écrits se valent donc, les deux « thèses » doivent être mises sur un pied d’égalité ! Une mise au même niveau de textes qui ne sont pas comparables qui, avec le développement des réseaux sociaux, est devenu un classique de la rhétorique d’extrême droite.

Au final, « en réalité la formule «ni droite, ni gauche» ne définit pas spécifiquement le fascisme. Elle vaut pour toute la famille des idéologies de rassemblement national qui refusent les conceptions de l’homme en société fondées sur l’égoïsme individualiste ou le ressentiment collectiviste. Le fascisme, en fait, n’est qu’un des membres de la vaste famille des idéologies de troisième voie. Il en est le rameau le plus radical, le plus révolutionnaire15 ».

Une « vaste famille » bien connue, comme son programme

Nous l’avons dit l’auteur est un spécialiste de la Phalange, vue comme l’idéal-type du mouvement fasciste. Outre cette référence, il consacre plusieurs pages à l’anglais Oswald Mosley dont il réhabilite le parcours, notamment sur sa vision européenne16. Au vu des éléments déjà évoqués, on ne sera pas étonné de la proximité d’Imatz avec le mouvement de la Nouvelle Droite : « En quelques années, notamment sous l’influence de ce dernier [de Benoist], la nouvelle droite s’affirmera comme l’un des mouvements de pensée les plus formateurs et les plus féconds de l’après-guerre17. » On retrouve donc chez l’auteur les conceptions et reformulations du GRECE18, notamment sur la question de l’immigration et du racisme : « À l’opposé du «mondialisme», invention de la pensée bourgeoise abstraite qui ouvrira tôt ou tard la voie à la guerre des races, il est grand temps de reconnaître pour chaque individu, chaque peuple, chaque race, le droit d’être différent, seul critère valable de la liberté19 ». Cette nouvelle formulation de la Nouvelle Droite a été préparée par un autre courant : « Le néo-racisme se veut alors anti-impérialiste et anticolonialiste […]. En 1950, le Groupement Nation et Progrès, animé par le principal théoricien d’alors du néo-racisme, l’ancien trotskiste René Binet, demande également le retrait des Blancs de toutes leurs positions coloniales, y compris l’Afrique du Nord, au nom du principe de l’égalité des races et de leur droit à leur espace vital20. »

L’articulation est donc bien de maintenir une inégalité entre les « races » et une non-assimilation possible :
« L’intégration n’est viable qu’à une double condition : d’une part que les minorités ne soient pas trop nombreuses par rapport à la population totale (…) d’autre part qu’elles ne manifestent pas un attachement agressif, visible et provocant à leurs us et coutumes, car dès lors c’est l’hospitalité des sociétés d’accueil qui est directement mise en cause. Or, aucune de ces conditions n’est désormais remplie21. » Ce n’est donc plus le caractère racial qui est mis en avant mais le critère culturel et religieux. Et c’est en raison de sa composition essentiellement musulmane et donc trop éloignée de la culture chrétienne européenne que l’immigration ne peut fonctionner. Et ce, malgré le discours des « antiracistes ou mixophiles utopiques ». Une formulation dont Imatz souligne lui-même l’efficacité et sa reprise sur le plan politique : « Face aux arguments de type individualiste et universaliste, le FN définit une exigence identitaire et différencialiste qui n’exclut pas la référence à une commune humanité. (…) Le FN laisse la communauté nationale ouverte aux ressortissants de notre communauté européenne de destin, de religion, de culture et de civilisation ; mais il entend inverser le courant migratoire en provenance du Maghreb et d’Afrique Noire, en couplant le retour avec la formation professionnelle des migrants et l’aide au développement économique des pays d’origine22. »

Une pensée qui s’inscrit contre l’héritage des Lumières

Le « ni droite, ni gauche » débouche donc surtout sur une vision de droite et d’extrême droite. Le cas du club de l’Horloge23 qui rompt par pragmatisme avec le GRECE pour influencer encore plus la droite est évidemment emblématique : « lutte contre l’étatisme, le dirigisme et la technocratie ; critique de l’utopie égalitaire à la lumière des sciences de la vie ; renforcement du pouvoir exécutif ; application de la démocratie directe ; liberté de l’enseignement face au monopole de l’État, défense de la propriété ; promotion de l’économie de marché, assainissement des finances publiques ; préférence pour l’impôt sur la consommation, au détriment de l’impôt sur le revenu ; réduction de la pression fiscale ; dénonciation des effets pervers de la protection sociale , des nouveaux privilèges camouflés au fil du temps derrière le paravent des «acquis sociaux» ; libéralisation du marché du travail ;
suppression du monopole syndical dans les élections professionnelles ; libération des échanges ; octroi de la nationalité française aux seuls étrangers qui se sont assimilés, rapatriement progressif de la population étrangère non européenne ; rétablissement de la peine de mort pour les crimes de sang […]24 ». Des éléments que l’on retrouve aujourd’hui dans quasi tous les programmes d’extrême droite voire de droite.

Terminons par montrer combien derrière des discordances se cache bien une pensée construite et cohérente25 : « Il s’agit seulement de montrer l’existence d’un dénominateur commun de la pensée non-conformiste, qui réside à la fois dans la critique radicale du rationalisme ; dans la condamnation de la vision matérialiste et bourgeoise du monde ; dans la révolte contre la société actuelle ; dans le rejet du progressisme ; dans la volonté de dépasser la sécularisation (…)26 ». C’est donc bien l’universalisme porté par les Droits de l’Homme dans la foulée des Lumières qu’il s’agit de combattre : « Les épigones des Lumières ne font en définitive que réactiver les mêmes projets éculés, mais sans cesse repris, qui prétendent mêler et confondre toutes les familles, tous les peuples, toutes les ethnies, toutes les cultures, pour les broyer dans le grand mortier du mondialisme27 ». Face à cela, seule une vision du monde cohérente peut s’opposer : « À l’entreprise rationaliste et volontariste des hommes pour modifier les institutions, la pensée contre-révolutionnaire oppose l’ordre naturel, aux impératifs de la raison universelle, l’œuvre du temps. La doctrine contre-révolutionnaire s’en prend à l’abstraction révolutionnaire au nom de la diversité des pays et des peuples. Hommes et sociétés sont marqués par le milieu naturel, qu’ils transforment d’ailleurs. (…) La pensée contre-révolutionnaire est anti-égalitariste. Sous sa triple forme religieuse, politique et socio-économique, l’égalitarisme est pour elle une illusion28. »

Et donc de retrouver ce concept central d’inégalité naturelle indépassable.

  1. Imatz, Arnaud, Par-delà droite et gauche. Permanence et évolution des idéaux et des valeurs non conformistes, Paris, Godefroy de Bouillon, 1996. La visite du site des éditions Godefroy de Bouillon (référence habituelle de l’extrême droite pour son rôle dans les Croisades) étant particulièrement illustrative.
  2. Voir « La troisième voie phalangiste », in Aide-mémoire n°83 de janvier-mars 2018.
  3. P.17.
  4. Voir « Un populisme du 19e siècle », in Aide-mémoire n°29 de juillet-septembre 2004.
  5. Voir « De l’inégalité à la monarchie », in Aide-mémoire n°33 de juillet-septembre 2005.
  6. Voir « Antimarxiste et antidémocratique, bref d’extrême droite », in Aide-mémoire n°82 d’octobre-décembre 2017.
  7. Voir « L’extrême droite n’a jamais cessé d’exister », in Aide-mémoire n°32 d’avril-juin 2005.
  8. Voir « Un vrai fasciste : ni de droite, ni de gauche mais… d’extrême droite », in Aide-mémoire n°31 de janvier-mars 2005.
  9. Voir « Le fascisme n’a pas confiance dans le peuple », in Aide-mémoire n°53 de juillet-septembre 2010.
  10. Voir « L’antisémitisme est-il une futilité ? », in Aide-mémoire n°26 d’octobre-décembre 2003.
  11. P.17.
  12. P.25.
  13. Voir « La pensée “contrerévolutionnaire” », in Aide-mémoire n°36 d’avril-juin 2006.
  14. P.90, note 72. Voir également « Quand le relativisme sert à masquer le négationnisme » in Aide-mémoire n°34 d’octobre-décembre 2005.
  15. P.147.
  16. Voir « Le nationalisme européen de l’extrême droite », in Aide-mémoire n°35 de janvier-mars 2006.
  17. P.177 Voir « Le Gramsci de l’extrême droite », in Aide-mémoire n° 78 d’octobre-décembre 2016.
  18. Voir « L’inégalité comme étoile polaire de l’extrême droite », in Aide-mémoire n°66 d’octobre-décembre 2013.
  19. P.197.
  20. P.64 Voir « Une troisième voie : le socialisme racial », in Aide-mémoire n°57 de juillet-septembre 2011.
  21. P.41.
  22. P.217.
  23. Voir « De la porosité de la droite envers l’extrême droite », in Aide-mémoire n°84 d’avril-juin 2018.
  24. Pp.201-202.
  25. Sur les divergences voir notamment « La tendance païenne de l’extrême droite », in Aide-mémoire n°38 d’octobre-décembre 2006, versus « La Loi du décalogue », in Aide-mémoire n°64 d’avril-juin 2013.
  26. P.10.
  27. P.221.
  28. P.103.