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Qui se souvient ? Sociologie de la mémoire familiale

Entretien avec David Lepoutre

Professeur de sociologie à l’université de Paris Nanterre

Gaëlle Henrard : Pourriez-vous recadrer brièvement l’objet et le déroulé de l’étude que vous avez menée auprès de ces adolescents issus de ce qu’on appelle communément « les quartiers populaires » et qui font l’objet de votre livre Souvenirs de familles immigrées ?

David Lepoutre : La recherche qui a donné matière au livre Souvenirs de familles immigrées est déjà lointaine, puisqu’elle remonte à 1997. À l’époque, j’enseignais l’histoire-géographie au collège Raymond Poincaré, à La Courneuve, une banlieue populaire de l’est de l’agglomération parisienne. Nous avions monté avec deux collègues de l’établissement un atelier d’écriture sur le passé familial, avec une classe de troisième. Cet atelier s’est prolongé pendant trois ans supplémentaires, avec trois autres classes de troisième. En parallèle, j’ai mené ma propre enquête par entretiens sur la mémoire familiale, auprès des adolescents et de leur famille. Les élèves des deux premières classes ont été intégrés au projet d’ouvrage. Ceux des deux autres classes à un projet d’exposition. Chaque élève devait rédiger un texte à partir d’une question apparemment simple, mais qui s’est avérée pleine de sous-entendus, par exemple celui associé à l’usage de l’imparfait dans la formulation : « Où habitaient vos grands-parents et quel métier faisaient-ils ? ». Les élèves ont aussi été sollicités pour fournir des photos de famille et pour constituer leur propre arbre généalogique familial. Les élèves associés au projet de livre ont tous signé un contrat d’édition. Il s’agit donc d’une sorte de recherche action. L’élaboration et l’achèvement du livre, publié en collaboration avec Isabelle Cannoodt, ont cependant été très longs, puisque l’ouvrage n’a été publié qu’en 2005, bien longtemps après la fin de l’atelier et même de mon départ de l’établissement pour enseigner à l’Université.

Gaëlle Henrard : Vous évoquez les « conditions structurelles d’accès au passé » pour les adolescents qui ont participé à votre recherche. Pourriez-vous expliquer ce que cela recouvre et ce qu’il en était concernant l’objet de votre recherche ?

David Lepoutre : Les élèves des deux classes intégrées au projet de livre, et d’une façon générale presque tous les élèves de ce collège, appartiennent à des familles populaires, issues de l’immigration ou des départements d’outre-mer. Pour le dire précisément, sur les 106 parents sur lesquels j’ai obtenu les données sociodémographiques, il y a un seul cadre, 5 membres des professions intermédiaires et 3 artisans ; tous les autres parents sont employés, ouvriers, ou femmes au foyer. Concernant les origines, sur les 35 adolescents co-auteurs du livre, 3 seulement sont issus de familles franco-françaises métropolitaines. Tous les autres sont issus de familles originaires de pays étrangers ou des DOM. Quelques adolescents ont eux-mêmes immigré avec leur famille quand ils étaient enfants. Ces caractéristiques définissent de manière forte les conditions de l’accès à un certain passé familial. Beaucoup de ces adolescents ont rencontré des difficultés pour répondre à la question que nous leur avions posée. Premièrement, il y a la séparation géographique, notamment quand les grands-parents habitent dans le pays d’origine. Deuxièmement, il y a la variable démographique. L’espérance de vie est corrélée aux catégories professionnelles, c’est bien connu. Statistiquement, ces adolescents ont donc moins de grands-parents en vie que ceux des familles plus aisées. Enfin, il y a l’effacement des traces résidentielles. En milieu urbain, l’habitat populaire est moins pérenne que l’habitat bourgeois. Une élève a fourni une photo qui symbolise bien cette réalité : un polaroïd, datant des années 1960, où figurent ses deux grands-parents, posant devant leur baraque, dans le bidonville des Francs-Moisins de Saint-Denis. En arrière-fond, on aperçoit une barre de la cité des Quatre Mille – genre d’immeuble dans lequel on relogeait, dans les années 1970, les habitants expulsés des bidonvilles détruits. Or, cet immeuble a subi le même sort que la baraque, à trente ans de distance, dans le contexte de la rénovation urbaine des années 1980. Attention ! Tout cela ne détermine pas le rapport au passé familial. Cela définit seulement des conditions matérielles d’accès au passé.

Gaëlle Henrard : On entend régulièrement dans le domaine de la mémoire, qu’il y a une injonction à la mémoire, une injonction au souvenir. On voit par ailleurs qu’elle est souvent tournée vers le public jeune, notamment scolaire. Quel est votre point de vue sur cette question ?

David Lepoutre : Dans Souvenirs de Familles immigrées, j’ai cité un auteur de la fin du XIXe siècle qui proposait de résoudre la question sociale en inculquant aux ouvriers le souci de la continuité familiale par la rédaction de « livres de raison ». Selon lui, ces écrits devaient comprendre trois parties : le passé, le présent, l’avenir. Il suggérait que chaque ouvrier inscrive sa généalogie dans la première section, en notant sur chacun de ses ancêtres et parents les noms, prénoms, titres, qualités, profession, lieu d’habitation, date de leur mariage et de leur mort, souvenirs qu’ils ont laissés, etc. Cet auteur bien-pensant précisait : « Les ouvriers, dorénavant pourvus d’informations sur leurs grands-parents et leurs ancêtres plus lointains, intérioriseront la certitude de n’être que des maillons dans une chaîne intergénérationnelle et abdiqueront cet individualisme qui les pousse à la révolte et ruine les valeurs morales du pays. » Sans que nous en soyons bien conscients, notre atelier d’écriture dans un collège de banlieue populaire comportait une dimension comparable. Il renvoyait à une sorte de volonté d’intégrer des enfants d’immigrés en leur inculquant le sens de la continuité familiale, en les enjoignant à se souvenir de leur passé familial. Je porte aujourd’hui un regard plus que critique sur cette démarche. Si c’était à refaire, je procéderais sûrement de manière très différente, en demandant aux élèves, ou aux étudiants, de faire une enquête d’histoire orale, en interrogeant les souvenirs de leurs parents ou de leurs grands-parents, pour apprendre quelque chose de précis sur le passé qu’ils ont connu et vécu. La connaissance du passé est surtout intéressante pour ce qu’elle nous apprend sur le présent.

La quema de libros, Fondo Isabel Morel. Colección Museo de la Memoria y los Derechos Humanos.

Gaëlle Henrard : Vous évoquez par ailleurs la question de l’oubli du passé familial lié à ce que vous appelez un « déficit de légitimité mémorielle », pourriez-vous l’expliquer ?

David Lepoutre : Un jour, j’ai fait une remarque à un ami polonais que je connaissais depuis une dizaine d’années : « Je viens de réaliser que je ne t’ai jamais posé la moindre question sur ton passé polonais ». Il m’a immédiatement rassuré : « Mais c’est tout à fait normal ! Le passé des immigrés n’intéresse personne. Personne ne m’interroge jamais sur ma vie d’avant ». Les sociétés sont naturellement ethnocentriques. Un immigré c’est d’abord quelqu’un qui doit s’intégrer et pour cela se faire oublier en tant qu’étranger. En menant cette enquête sur la mémoire familiale, je me suis rendu compte que les parents immigrés ne transmettent que rarement à leurs enfants le souvenir de la migration et les raisons ou conditions concrètes de celle-ci. C’est d’autant plus vrai pour les migrations de gens modestes, migrations économiques ou politiques, qui renvoient souvent aux imageries classiques de la misère : l’exode, la fuite, la déportation, les camps de réfugiés, la faim, la peur, la clandestinité, les habitations précaires, etc. La mémoire des immigrés est donc doublement illégitime. Cela dit, il y a de grandes variations, en fonction du contexte de la migration, de la position sociale initiale de la famille dans le contexte d’origine, selon la trajectoire sociale dans le pays d’accueil, etc. Par exemple, les migrations politiques apparaissent souvent plus légitimes que les migrations économiques. Le texte de Metin, un élève d’origine turque kurde commence comme cela : « Le peuple kurde est un peuple partagé entre quatre pays : la Turquie, l’Irak, l’Iran et la Syrie, qui aujourd’hui n’a pas son indépendance, du fait d’un problème politique. C’est pour cela que je vais vous raconter l’histoire de mes grands-parents. »

Gaëlle Henrard : Vous parvenez au terme de votre enquête à une distinction entre mémoire familiale (votre concept initial pour la recherche) et rapport au passé familial. Pourriez-vous nous expliquer le cheminement qui s’est opéré ?

David Lepoutre : Ce livre est une sorte de paradoxe. D’un côté, il comporte des données consistantes sur les relations variées des familles immigrées au pays d’origine, notamment à travers les constructions de maisons et le phénomène des vacances au pays, ainsi que sur les liens tout aussi variés qui unissent les membres d’une même parentèle, ou encore sur le rapport spécifique aux images dans certaines familles migrantes, et enfin sur la manière dont les membres des différentes générations interagissent pour construire ensemble des souvenirs individuels et collectifs. Mais de l’autre, il relate de manière progressive, chapitre après chapitre, une forme d’échec théorique. L’objet d’étude initial, le concept de « mémoire familiale » s’est progressivement effacé au fil de l’enquête et de l’écriture. À la fin de l’ouvrage, il a presque disparu. Pour le dire de manière plus positive, la recherche a conduit à une redéfinition de la mémoire familiale, qui se distingue du rapport au passé familial. Tous les gens nourrissent un certain rapport au passé familial. Positif ou négatif. Orienté plutôt vers le souvenir, ou vers l’oubli, ou encore vers le détachement. Et ce rapport au passé familial s’étend à bien d’autres formes de souvenirs que ceux que nous avons examinés dans cette recherche, comme le rapport au corps, l’alimentation, le langage, etc. Mais tout le monde n’a pas une « mémoire familiale », au sens que j’ai défini d’un espace ou d’un courant de mémoire autonome et valorisé, objet de discours spécifiques, et qui se rapporte classiquement aux lieux d’habitation, à la généalogie familiale, aux images de famille. Pourquoi notre objet nous a-t-il finalement échappé ? Parce que si les adolescents, comme tous les gens, ont tous un rapport au passé familial, très peu, en l’occurrence trois dans notre échantillon, développent un rapport au passé familial de type « mémoire familiale ». Cela est principalement lié à leur âge.

Gaëlle Henrard : Vous suggérez dans l’ouvrage qu’il peut y avoir « un modèle dominant et conventionnel de la mémoire familiale, […] un modèle bourgeois », peut-on dire qu’il y a une vision de classe de la mémoire ?

David Lepoutre : Les gens qui ont une mémoire familiale sont les gens soucieux de respectabilité familiale, autrement dit ceux qui se considèrent comme respectables du point de vue familial, ou qui aspirent à le devenir, ou qui craignent de ne plus l’être, ou qui ne le sont plus et voudraient l’être à nouveau. Ainsi défini, l’espace social de la mémoire familiale ne peut pas être facilement délimité. On peut trouver ce type de personne dans tous les milieux, à tout âge, à toute étape du cycle de vie, etc. La famille n’est pas un phénomène bourgeois. C’est un phénomène universellement humain. En revanche, il est vrai qu’il faut au moins entrer dans l’âge adulte pour être soucieux, même potentiellement, de respectabilité familiale. Disons que notre atelier d’écriture et la recherche menée en parallèle étaient le fait de deux personnes, ma collègue et moi-même qui se trouvaient, à ce moment-là, soucieux de respectabilité familiale. Pour ce qui me concerne, je peux dire que j’ai très vite quitté ce souci, en faisant cette recherche. Au sens où je l’ai définie, je n’ai plus de mémoire familiale ! Je suis repassé dans la catégorie des gens qui ne distinguent pas spécialement leurs souvenirs de familles des autres souvenirs. Je ne sais pas ce qu’il en est d’Isabelle Cannoodt. Il faudra que je lui demande…

David Lepoutre, avec Isabelle Cannoodt, Souvenirs de familles immigrées, éd. Odile Jacob, Paris, 2005.