Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°93

Sur les traces de l’exil. Placer les enfants et les jeunes au cœur de la réflexion

Par Élodie Razy

Professeure d’anthropologie (LASC, IRSS-FaSS, ULiège1)

En Pays Soninké, au Mali, même les gens ne parlant pas français couramment connaissent le terme « exil » et l’utilisent, eux qui partent durant de longues années travailler loin de chez eux, loin des leurs, vers la France notamment où ils ont vécu – et vivent encore pour certains – dans des conditions misérables. Ils ont longtemps supporté cette situation car ils se regroupaient, par région, par village, dans un foyer ou un hangar de fortune, et savaient qu’ils contribuaient à l’amélioration de la situation de leur famille et de leur village en envoyant le fruit de leur travail (remesas) aux leurs et au sein de « caisses villageoises » pour développer leur région enclavée et délaissée par le pouvoir central. L’exil comme un accomplissement du devoir. Un terme du français d’Afrique donc, lourd des sacrifices consentis, d’une invisibilité insoutenable et des souffrances vécues pendant et après la colonisation, souvent en silence, jusqu’à la politisation de certains dans les années 1970, notamment contre les conditions de vie indignes et les « marchands de sommeil ».

À ces exilés se sont jointes les femmes de certains d’entre eux, dont la présence a mis quelque temps à susciter l’intérêt du monde scientifique. Forte de cet enseignement et faute de place, je n’opèrerai pas de distinction entre « exilés » et « migrants », excluant ici la réflexion sur les catégorisations politiques, administratives, juridiques et scientifiques.

Le terme « exil », lorsqu’on lui adosse l’adjectif « politique » s’épaissit et dit immédiatement l’insoutenable. Alors, on devine aisément que parler de mémoire soulève de nouvelles questions. Nombre de travaux ont montré la difficulté, voire l’impossibilité, de transmettre, ou même simplement de parler d’un avant, d’un lointain, surtout lorsque ces derniers sont marqués par des traumatismes individuels et/ou collectifs, surtout au plus proche, aux plus proches. Les sciences humaines et sociales, mais aussi la littérature, le cinéma, les arts en général témoignent du gouffre qui sépare ceux qui ont vécu l’expérience de l’exil, en particulier politique, de ceux qui sont nés après, même si certains descendants restent les messagers silencieux à perpétuité, prisonniers d’une histoire tue. Ce n’est pas un hasard si une « clinique de l’exil » a vu le jour (Benslama 2004). S’autoriser à parler d’un côté, s’autoriser à écouter de l’autre, mais aussi se risquer à ressentir ensemble, au cœur d’interactions sans paroles.

Ma modeste contribution à ce numéro consiste à apporter quelques éléments de réflexion sur la circulation de la mémoire en m’intéressant aux enfants et aux jeunes dans trois projets de recherche-action. Le premier, intitulé « En quête de mémoire2 » et mené à Paris (2007-2009) avec des enfants et des jeunes (de 7 à 21 ans) dont les parents étaient issus de l’immigration, est une aventure en partie filmée parallèlement à la construction de la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration (CNHI) à Paris par les réalisateurs Anaïs et Olivier Spiro3. Les questions initiales de ce projet étaient : comment travailler sur la mémoire de la migration, où la chercher, comment la recevoir, la partager, et la montrer ? Les enfants et les jeunes ne savaient presque rien, voire rien du tout, de ce qui les avait précédés dans la vie de leurs parents. Sur la base d’un canevas souple, mais soutenu par des objectifs précis et mobilisant des compétences déjà acquises par les enfants et les jeunes ou qu’ils devaient développer, je les ai accompagnés vers « ce que je sais, ce que je voudrais savoir, ce que je ne saurai jamais… », les objets du départ et de l’arrivée : une salade verte, comme un Graal lorsqu’on vient d’une région semi-désertique pour un père, une baguette de pain pour un autre, le drap avec lequel on est arrivé pour une mère, ou encore la malle de mariée remplie des multiples tenues pour une autre. Avec les plus petits, nous avons exploré « Quand maman et papa avaient mon âge… », mais aussi mené des débats ouverts au public, sur la libre-circulation par exemple, un thème choisi par les adolescents les plus jeunes, ou encore les déclinaisons linguistiques et anthropologiques de la famille dans les différentes sociétés d’origine de leurs parents. Familiarisés peu à peu aux outils de l’anthropologie, ils ont mené une réflexion critique sur la transmission qui me semble exemplaire parce qu’elle mobilise aussi bien les affects que les questions politiques, les histoires familiales intimes que les différentes histoires nationales qui traversent celles-ci, dont la colonisation. Au terme de leur cheminement, les participants ont réfléchi à la manière de donner à voir et partager les traces de cette mémoire, et leur absence, lors d’une exposition finale nourrie par les apports des visiteurs : l’exil contenu dans un objet, une odeur, un récit, un sentiment, mais aussi dans le vide et l’absence. Peu présents à la CNHI, ceux qui reçoivent et pourront un jour transmettre à leur tour, les enfants et les jeunes d’aujourd’hui, n’ont pas trouvé d’espace où exister, malgré l’intérêt témoigné par différents acteurs institutionnels. L’espace intime, l’espace public et l’espace politique auxquels devraient pouvoir prétendre toute mémoire de l’exil, ses destinataires ou ses gardiens silencieux, aussi jeunes, et pourtant déjà réflexifs, soient-ils, sont des espaces difficiles à ouvrir. Lorsqu’ils existent, ils sont morcelés, souvent censurés sinon folklorisés ou politisés ; la mémoire de l’exil ne souffre ni la simplification ni la médiocrité et pourtant, les enjeux politiques divisés à son sujet sont nombreux.

Bienvenida Democracia, Gana la Gente, Fondo Marijke Oudegeest.  Colección Museo de la Memoria y los Derechos Humanos.

La deuxième recherche, « Food2Gather4 » (2019-2022), porte sur le rôle de l’alimentation comme vecteur potentiel d’échange et de rencontre, ou de rejet. Les chercheurs interrogent son rapport avec les espaces publics les plus variés à partir de la notion de foodscape (« paysage alimentaire ») dans un contexte de migration (6 pays européens dont la Belgique). Le caractère essentiel de l’alimentation dans le cas des populations défavorisés, notamment celle des migrants, est revenu sur le devant de la scène pendant la crise sanitaire Covid-19. L’alimentation, au-delà de sa seule fonction physiologique, est le support d’une mémoire sensible qui prend un sens particulier lorsqu’on a quitté son pays avec ses enfants dans des conditions difficiles. Au carrefour de l’intimité familiale et de diverses institutions, ici les centres de demandeurs d’asile et l’école, les enfants jouent un rôle central dans les changements à l’œuvre tout en restant, aux yeux de leurs parents, les moteurs d’une certaine continuité. Au cœur de multiples tensions, notamment autour de l’alimentation, les enfants tentent de peser, à leur manière, dans de multiples processus quotidiens de réappropriation et d’identification.

Pour finir, j’évoquerai le troisième projet mené dans divers pays, mais plus particulièrement le Mexique. « ChildHerit5 » (2017-2019) visait à explorer la place et le rôle de l’enfance et des enfants dans les questions de patrimoine en lien avec les inégalités de tous ordres. Les chercheurs ont montré l’importance de sortir de la relation verticale habituelle – les adultes enseignent aux enfants ce qu’est le patrimoine, ce qu’il faut en retenir et en faire – pour prendre réellement en compte le point de vue des enfants. Il est apparu que ces derniers rejoignaient parfois les adultes de leur entourage en matière de patrimoine. Cependant, les enfants ont également exprimé des points de vue concurrents, individuels ou partagés, et nombre d’entre eux ont montré la véritable conscience politique dont ils disposaient. L’« atelier-patrimoine » a été mis en œuvre avec Elizabeth Rocha Zavala dans la « Casa del migrante » de San Luis Potosi (Mexique) à partir de la définition ancrée dans les catégories mobilisées par les acteurs sur le terrain : « Le patrimoine, c’est ce dont je veux prendre soin, ce que je veux montrer et partager ». Il a révélé que les éléments saillants de ce patrimoine renvoyaient au pays d’où venaient les enfants (Venezuela, El Salvador), le plat national en tête, alors que d’autres s’inscrivaient dans la route de l’exil parcourue par ces enfants et leur quotidien vécu ou rêvé (les jouets, les vêtements, etc.).

Ces trois exemples montrent la place centrale qu’occupent les enfants et les jeunes dans la réalité de l’exil et la mémoire associée à celui-ci, non seulement à travers les relations intergénérationnelles, mais aussi de leur propre chef (Hardman 1974 ; James & Prout 1990 ; Razy 2014). Loin d’être seulement les réceptacles d’une mémoire adulte, conçue comme la seule légitime dans un processus vertical unidirectionnel, ils devraient être centraux dans l’appréhension des processus à l’œuvre par les chercheurs. Il convient également de souligner que la transmission de la mémoire, souvent genrée, comme l’est le travail de la parenté, passe en grande partie par des canaux dont la noblesse n’a pas toujours été reconnue : le corps en particulier, en lien avec l’alimentation et les affects, mais également les objets, cachés ou muets tant qu’on ne leur a pas donné la parole ou qu’on n’a pas accepté qu’ils pouvaient agir, en véritables « actants » (Latour 2006). Ces questions sur la transmission s’inscrivent dans des problématiques universelles portées par des dynamiques et des relations intergénérationnelles présentes dans de nombreuses sociétés et à différentes époques.

Pour conclure, il semble urgent de se demander en quoi les enfants et les jeunes ont aussi une mémoire à transmettre, une mémoire de l’exil, qui devrait pouvoir être dite et écoutée, mais aussi valorisée au-delà de la seule fonction thérapeutique de sa mobilisation transgénérationnelle qui lui est souvent assignée. En outre, au-delà des catégorisations politiques qui découpent le réel de la souffrance, de la fuite ou de la quête d’ailleurs, dialoguer semble essentiel. Si les événements qui font sens à différentes échelles pour les acteurs de la migration semblent essentiels : les commémorations réunissant une communauté selon un calendrier qui lui est propre, les événements associatifs qui dépassent les frontières nationales, les groupes « whatsapp » ou encore les sites internet spécialisés6 existants, la mise en dialogue des exils et des exilés de tous horizons semble cruciale pour mieux comprendre le passé, mais aussi pour construire un monde commun.

Quelques références bibliographiques :

  • Benslama F. « Qu’est-ce qu’une clinique de l’exil ? » in L’Evolution Psychiatrique, 2004/69(1), pp. 23-30.
  • Hardmann C. « Can there be an anthropology of children? » in Journal of the Anthropology Society, 1973/4(1), pp. 85-99.
  • James A. & Prout A. Constructing and reconstructing childhood: New directions in the sociological study of childhood, Oxford, Routledge, 1990.
  • Latour B., Changer de société, refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006.
  • Razy É., « La pratique de l’éthique : de l’anthropologie générale à l’anthropologie de l’enfance et retour » in AnthropoChildren 4, 2014, URL : http://popups.ulg.ac.be/2034-8517/index.php?id=2046.
  1. https://www.lasc.uliege.be/cms/c_3225613/fr/lasc-portail
  2. Financé par l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (ACSé).
  3. https://www.youtube.com/watch?v=s34A911UT4k
  4. Projet financé par HERA JPR « Public Spaces: Culture and Integration in Europe », soutenu par le programme de recherche et d’innovation « Horizon 2020 » de l’Union Européenne, sous le numéro 769478 : https://blogg.hioa.no/food2gather/
  5. Projet JEAI « Enfance et enfants dans la patrimonialisation » financé par l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD, France) en partenariat avec El Colegio San Luis, A.C. (Mexique) et l’Université de Liège (Belgique) : https://childherit.hypotheses.org/category/talleres-para-ninos
  6. http://www.soninkara.com/