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« À livres ouverts », ou l’évasion des esprits en confinement

Par Jérôme Delnooz

« S’engager confiné·e » ? Que cela pourrait-il signifier ? Traverser le confinement en puisant des idées dans l’expérience d’ancien·ne·s du Goulag ou d’autres enfermé·e·s de la Terre ? Disposer une bibliothèque libre devant chez soi ? S’inspirer de l’art pour lire notre monde, ou écrire ensemble le récit de demain ? Organiser une manifestation dans la rue… sans amendes ni virus ?! Pour les membres du groupe de lecteur·rice·s de la Bibliothèque George Orwell, c’était un peu tout cela à la fois !

Avril 2020. Le COVID-19 fait son office, avec ses grands et petits impacts sur les vies… La 30e rencontre des Citoyen·ne·s du livre a été logiquement annulée. Des habitudes et repères s’estompent… Néanmoins, l’envie des bibliothécaires des Territoires de la Mémoire demeure « de faire groupe », « de réunir », d’autant plus dans pareil contexte. Comment s’y prendre ? La piste de la visioconférence semble séduisante, mais elle ne rendrait pas possible l’alchimie de la rencontre. Dès lors, l’équipe opte pour une autre alternative. En guise de première étape, de « 30e rassemblement… et demi », un appel est lancé aux participant·e·s habituel·le·s (mais pas uniquement) afin de catalyser et récolter leurs paroles individuelles, numériquement.

Contrer la force d’inertie

Dans le but de fédérer les échanges, une thématique est habituellement proposée aux lecteur·rice·s. Quelle pouvait-elle être ici ? Le contexte que nous vivons provoque un état de sidération, d’inaction, voire génère un soi-disant effet de « Belle au bois dormant ». Ne serait-il pas justement bénéfique de faire contrepoids à cette force d’inertie ? Et si la quarantaine sociale n’empêchait pas – ceux-celles qui en ont les possibilités – de réfléchir à notre destin « commun », de cultiver notre « hors de soi » ? Et si, malgré tout, il était envisageable d’agir pour transformer/améliorer politiquement notre monde maintenant et à venir ? En bref, serait-il possible de « s’engager confiné·e » ? De nombreux·ses citoyen·ne·s en ont fait/en font la preuve. Le choix de la thématique est posé !

« Comment s’exerce, chez vous, la solidarité avec les autres ? Avez-vous été touché·e par un article, un livre, un film qui vous parle du confinement que vous vivez ? Concernant “l’après”, pensez-vous que tout doit redevenir comme avant ou doit-on changer certaines choses dans notre société ? (…) », annonce l’appel. Le public a l’opportunité d’envoyer par email ses textes, vidéos, photos, dessins qui font écho à ces enjeux.

Plusieurs personnes répondent à l’annonce, chacune à leur façon. Pour favoriser la création de liens, les résultats seront diffusés simultanément sur internet. Rendez-vous est pris le mercredi 20 mai. Pourquoi pas sur un support existant, pour renforcer les causes communes ? Ce sera sur le site web de l’opération #CulturesEnRésistance du Centre d’Action Laïque de la Province de Liège et de la compagnie d’Arsenic2.1 On y retrouve des rubriques comme « Le labo solidaire », qui met le focus sur des faiseur·euse·s de masques, de colis alimentaires, etc., et des « Rendez-vous discussions » (virtuels ou téléphoniques) autour de récits artistiques engagés.

Le livre pour partager, s’évader, comprendre, s’inspirer

La majorité des participant·e·s ont écrit des textes, certain·e·s ont été enregistré·e·s par téléphone ou filmé·e·s. L’une ou l’autre a reproduit les habitudes du groupe de lecteur·rice·s (présentation successive d’ouvrages…). Le rapport au livre reste d’ailleurs leur principal dénominateur commun. Quoi de plus logique !? Voici un aperçu de cette moisson.

Michel, par exemple, fait don de ses livres grâce à la bibliothèque qu’il a confectionnée et installée devant sa maison. « Il me semble qu’en ces temps de confinement, il est heureux que le partage d’objets culturels permette la rencontre, en gardant une distanciation physique sans distanciation sociale, ce n’est pas un geste barrière mais un geste d’amitié… ». Très vite, quelques voisines et voisins se sont appropriés cette « étagère à culture » en y déposant des bouquins, des cd, des dvd… Souvent, la lecture permet de s’évader en pensées, de tenir le coup physiquement ; mais aussi d’amener une forme de compréhension des temps troublés et déconcertants que nous connaissons pour l’instant. À petite échelle, les livres peuvent même être inspirants et instructifs. Des outils de résistance en/aux prise(s) avec cette période d’isolement !

À l’instar du témoignage de Monique, qui nous présente une sélection de romans et de documentaires traitant de différents types d’enfermement2 : l’enfermement intérieur (plus psychologique), le ghetto intérieur, la séquestration, la déportation dans les camps… Pour elle, « L’enfermement peut être, quand on le choisit, une recherche, un retour sur soi… L’enfermement, de ce qu’il est géré par les autres, par un régime carcéral ou un régime dictatorial, n’est source d’aucun épanouissement. Bien au contraire. Ce qui nous construit, c’est la relation avec les autres… ».

La mémoire, quant à elle, peut aider à appréhender le réel. Jean-Louis : « Au cours de mes recherches, je suis tombé sur un sujet associant la problématique du Goulag et le confinement que nous vivons actuellement. » Vous trouverez cinq « astuces » en vidéo3 pour mieux le supporter « à partir de l’expérience de Natan Sharansky qui a vécu neuf ans au Goulag dont 405 jours en cellule d’isolement » (emprisonné à cause de ses positions sionistes/anti-communistes, ainsi qu’au motif de « trahison »).

Silhouettes manifestantes pendant le confinement

Comment déconfiner une parole politique ?

Face aux dysfonctionnements et lacunes de notre système, la colère grandit chez nombre de citoyen·ne·s. Cependant, les mesures restrictives prises brident l’exercice des droits politiques… Dans pareille situation, comment « déconfiner » et exprimer une parole politique, la confronter ? Par quels moyens revendiquer, se réapproprier collectivement l’espace public sans subir la répression policière, ni augmenter le risque sanitaire ? Tamara s’est roulée en boule dans son divan en écoutant une chanson du Bruxellois Noé Preszow,4 « et a rugi par ses fenêtres », rejoignant le collectif des « Silhouettes manifestantes ».

Ce collectif est né à partir d’un groupe Facebook, dont les initiateur·trice·s avaient lancé l’appel « Nos représentant·e·s opposant·e·s ! » : « Créons des silhouettes manifestantes et posons-les à des endroits stratégiques près de chez nous. Ces silhouettes nous aideront à ressentir la force de notre multitude à vouloir ce changement profond… ». Un mouvement qui semble prendre de l’ampleur.5 Du côté de Cointe, Jérôme, lui, a rencontré une de ces figures empreinte d’une colère noire. « Un message de soutien aux soins de santé délaissés, mais aussi plus largement un “électrochoc” symbolique destiné à notre société “malade”, pour qu’elle suive la voie des communs, et pas celle du capital… ».

Lutter au présent pour réinventer le futur

D’autres Citoyen·ne·s du livre évoquent cette articulation présent-futur. Dans cette perspective, Coline a mis à profit son « cloisonnement forcé » en lisant un ouvrage de Cyril Dion.6 Le réalisateur du film Demain y parle de résistances contemporaines, de nouveaux récits mobilisateurs. Citation choisie : « Notre modèle démocratique, s’il est une avancée par rapport à d’autres temps ou d’autres régions du monde ne suffit plus. Comme le reste de notre modèle de société, il mérite d’être réinventé pour construire de véritables modalités d’information, de concertation et de prise de décision collective ».

Dans pareille entreprise de transformation, la fiction, l’art, voire le rêve, peuvent contribuer à interpréter, à décloisonner les imaginaires, à stimuler la créativité dans l’élaboration du futur.

Inspirée par une sculpture de l’artiste canadien David Altmejd7, Janina y perçoit une allégorie : « Rendre visible les invisibles », comme un écho à une exposition annulée de notre ASBL… à cause du COVID-19. « Ce virus “invisible” qui a rendu visible la précarité des systèmes », rend visible certains métiers dévalorisés « tout en invisibilisant certaines actualités et enjeux ». La statue d’Altmejd porte en elle sa propre béance. Un vide à combler, avec quelque chose de nouveau ? Janina complète sa réflexion en la couplant à la lecture vivifiante de Thomas More, « père » du concept d’« utopie » durant la Renaissance.8 Elle en conclut : « L’utopie peut devenir dans des moments difficiles, un mouvement, une invitation… Nous pouvons tous-toutes être des architectes… et peut-être rendre visible ce qui n’existe pas encore aujourd’hui. »

Un autre participant, Christian, nous a transmis un conte philosophique de sa propre plume.9 « Durant cette période de confinement, j’ai pris le temps de compulser mes archives et grimoires ; j’y ai découvert la mémoire vive d’un monde perdu ». Histoire qui se passe dans l’ère de Nulle Part, sur une planète inconnue où un mystérieux virus pulvérise et met à mal toutes les certitudes : « allait-il enfin amener à penser le monde différemment ? ». À travers les délibérations passionnées des personnages, ce sont des propositions concrètes qui s’esquissent pour redessiner un « Autrement ». À transposer sur notre planète Terre ?

Voilà un type de texte qui pourra inciter au débat lors du prochain rassemblement des Citoyen·ne·s du livre. « C’est vrai que la confrontation des points de vue m’intéresse de plus en plus même si parfois elle “m’effraie” mais je sais que dans le cadre de nos réunions on peut travailler en toute sérénité et oser… dans le respect. », réagit Christian.

L’invitation est lancée : le 14 octobre à 18h, à la Bibliothèque George Orwell

Un pari sur l’avenir, et une manière de dépasser cette expérience de « rencontre 30,5 2.0 », modeste tentative d’atténuation de la distanciation physique, de l’« atomisation ». Cette fois-ci, nous vous convions à nous retrouver/découvrir tangiblement, collectivement, à échanger et débattre. En revenir à l’essence même du groupe – un retour à sa normale en somme – afin de réfléchir, entre autres, à un non-retour à l’anormal de notre société !

  1. Michel Recloux, « S’engager confiné », in Champs des possibles [En ligne]. https://champsdespossibles.org/les-rendez-vous/sengager-confine/ (consulté le 28/07/2020)
  2. Mathieu Menegaux, Je me suis tue, Grasset, 2015 ; Yann Queffélec, Les Noces barbares, Gallimard, 1985 ; Gabriel Tallent, My Absolute Darling, Gallmeister, 2018 ; Karine Giebel, Toutes blessent, la dernière tue, Belfond, 2018 ; Santiago H. Amigorena, Le Ghetto intérieur, POL, 2019 ; Yishaï Sarid, Le Monstre de la Mémoire, Actes Sud, 2020 ; Documentaire Goulag – Une histoire soviétique : Origines 1917-1933 (1/3) ; Prolifération 1934-1945 (2/3) ; Apogée et agonie 1945-1957 (3/3) de Patrick Rotman.
  3. Michael Bachner, « Les astuces de confinement de Natan Sharansky inspirées du goulag soviétique », in The times of Israël [En ligne]. https://fr.timesofisrael.com/les-astuces-de-confinement-de-natan-sharansky-inspirees-du-goulag-sovietique/ (consulté le 23/07/2020).
  4. Noé Preszow, « S’il faut ça : maquette », in Facebook [En ligne]. https://www.facebook.com/noeofficiel/videos/-sil-faut-ça-maquette/545117249740110/ (consulté le 27/07/2020).
  5. À dater du 14 mai 2020, le groupe comprenait 1451 membres.
  6. Cyril Dion, Petit manuel de Résistance contemporaine, Actes Sud, 2018.
  7. La sculpture Untitled 12 (Bodybuilders) de David Altmejd, exposée notamment aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique à Bruxelles en 2016.
  8. Thomas More, L’Utopie, Thierry Martens, décembre 1516.
  9. Christian Marchal, Fera-t-il beau demain ? Conte pour un autre temps, 2020.