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La droite flamande prise la main dans le sac

Par Alain Lebrun

avocat au Barreau de Liège spécialisé en Droit de l’environnement

La droite flamande, menée par la N-VA, ne cesse de s’attaquer à la législation qui donne la possibilité, pour les citoyens au niveau communal et provincial1, d’agir en justice pour faire respecter la règle démocratique. Heureusement, la Cour constitutionnelle veille, s’appuyant sur l’article 23 de la Constitution belge garantissant entre autres le droit à mener une vie conforme à la dignité humaine.

En 1836, lorsque l’on créa la loi communale, le législateur, dans sa grande sagesse, donna la possibilité à n’importe quel citoyen de la Commune d’agir au nom de celle-ci, si elle restait en défaut de faire respecter une loi favorable aux intérêts communaux. Les travaux préparatoires de la loi communale sont parfaitement clairs. Au début du XIXe siècle, encore mieux qu’aujourd’hui, on savait que l’on ne vit pas dans un monde de bisounours et que le niveau local, plus qu’un autre, est sujet à des influences personnelles (aujourd’hui, on dirait aussi particratiques) nuisibles à l’intérêt commun. Par décret du 9 décembre 2005, à l’initiative du CD&V et du VLD, cette possibilité fut élargie, en Flandres, au niveau provincial.

Par ailleurs, en 1993 avait été votée la loi sur l’action en cessation environnementale permettant notamment à tout pouvoir public d’agir lorsqu’il y a violation manifeste de la loi pour tenter de la faire cesser en justice. Il s’agit de faire constater une violation manifeste du Droit environnemental et de la faire cesser sur le champ, vu l’urgence ; la réparation des dégâts causés doit, par contre, faire l’objet d’une procédure distincte. Le projet de loi avait déjà été émasculé par la droite parlementaire flamande de l’époque (VLD et CVP), de sorte à en rendre l’usage le plus compliqué possible.

À titre illustratif, cette loi du 12.1.1993 peut être utilisée pour mettre fin à l’exploitation d’un dancing, source de pollution sonore illégale, d’un dépôt sauvage ou à des déboisements sans permis.

Au fil du temps, il est apparu que la loi de 1993 et la loi communale pouvaient se combiner en faveur de l’environnement puisqu’un citoyen pouvait agir au nom d’une Commune défaillante et donc diligenter l’action en cessation pour une infraction environnementale manifeste au nom de cette Commune, sans avoir à justifier d’un intérêt particulier.

La droite flamande, menée par la N-VA, ne cesse de s’attaquer à ces deux législations, justement car elles peuvent se combiner. Elle a cru pouvoir porter l’estocade à la législation communale par un décret du 22 décembre 2017 où la possibilité pour les citoyens d’agir au nom d’un Commune défaillante se voyait purement et simplement supprimée et à nouveau par décret du 6 juillet 2018, supprimant la possibilité pour les citoyens d’agir au nom de la Province.

Le législateur flamand a eu beau exposer que la composition des conseils communaux en 1836 n’était pas aussi représentative qu’aujourd’hui et que le collège communal n’était pas à l’époque élu par le conseil communal mais nommé par le Gouvernement, rien n’y fit. La Cour constitutionnelle saisie par divers citoyens a considéré que le risque connu du législateur de 1836 n’avait pas disparu par enchantement et que « bien que la possibilité d’agir en justice au nom de la Commune fût soumise à certaines conditions, elle constituait dans de nombreux cas, la seule option dont les citoyens individuels disposaient pour soumettre des actes illicites au contrôle juridictionnel ». En abrogeant cette possibilité, la disposition attaquée réduisait significativement, selon la Cour constitutionnelle, le degré de protection existant. Or, le principe de non-régression (dit aussi de standstill) veut que l’on ne puisse pas revenir sur un certain degré de protection déjà acquis. Il est inhérent aux droits fondamentaux consacrés à l’article 23 de la Constitution qui garantit le droit à mener une vie conforme à la dignité humaine. Notons que cet article ne consacre pas seulement le droit à la protection d’un environnement sain mais aussi à un logement décent, à la santé, à l’aide sociale, à des conditions de travail et à une rémunération équitable, pour ne citer que ceux qui peuvent couramment concerner l’autorité communale.

La Région flamande s’est aussi fendue devant la Cour constitutionnelle d’un argument pernicieux : comment un citoyen, qui n’est représentatif que de lui-même, peut-il avoir le droit de s’opposer à une majorité, démocratique par essence ?

La perversité de cet argument totalitaire, caché sous les oripeaux de la démocratie, n’a pas échappé à la Cour constitutionnelle qui, dans des termes choisis, énonce, dans son arrêt 129/2019 du 10 octobre 20192:

« Le fait qu’un habitant ne partage pas cette vision ne porte pas atteinte à ce choix légitimé démocratiquement. L’action en droit de cet habitant, au nom de la Commune, tend uniquement à soumettre au contrôle juridictionnel la légalité d’un acte contesté et consolide ainsi cette participation à l’état de droit démocratique. Le respect de l’état de droit constitue une condition essentielle pour la protection de tous les droits fondamentaux, parmi lesquels le droit à la protection d’un environnement sain. En outre, le juge déclarera l’action ou le recours non fondé si aucune illégalité n’a été commise. »

Et de conclure :

« En abrogeant le droit d’action au nom de la Commune, le législateur décrétal [flamand] a réduit significativement le degré de protection offert par la législation applicable, sans qu’existe pour ce faire des motifs d’intérêt général, ce qui viole l’article 23 de la Constitution lequel garantit divers droits fondamentaux. »

La subsistance d’un Etat fédéral et d’une Cour constitutionnelle fédérale garantit que des valeurs fondamentales ne soient pas bafouées par une Région.

En effet, plus qu’en 1836 encore, la nécessité pour les citoyens d’être dotés du pouvoir d’agir pour faire respecter la règle démocratique s’avère indispensable. Le contournement constant des lois au bénéfice de quelques initiés ou affidés oblige en effet à réfléchir, dans un souci d’égalité, à toute formule évitant que l’application de la loi ne souffre d’une géométrie variable.

En ce sens, il est heureux qu’au niveau francophone aucun parti ne se soit attaqué à cet héritage de la Belgique naissante. Il est, par contre, regrettable que cette possibilité pour les citoyens d’agir au nom d’un pouvoir public défaillant dont ils sont les ressortissants ne soit pas étendue à tous les autres niveaux de pouvoir3. Au contraire, une partie rétrograde de la magistrature continue à refuser l’accès au prétoire aux citoyens agissant au nom de l’intérêt général, à défaut d’intérêt particulier suffisamment spécifique.

Or, comme le faisait remarquer un juriste français, celui qui tue le chat de la voisine pourra être attrait en justice car il a attenté à un droit particulier mais, s’il tue un tigre menacé de disparition dans la jungle, et qui n’appartient à personne, il ne se trouvera aucun citoyen pouvant s’en plaindre judiciairement.

L’extension de la démocratie, voire simplement son maintien, suppose un large accès à la justice et la possibilité procédurale pour tout citoyen d’agir lorsque l’intérêt collectif est méconnu.

  1. Uniquement en Région flamande pour le niveau provincial.
  2. Publié au Moniteur belge en date du 28 octobre.
  3. En Région flamande, ce droit de substitution a été étendu au niveau provincial en 2005. Comme déjà rappelé, un décret flamand du 6 juillet 2018 a voulu également supprimer ce droit mais a, lui aussi, été annulé par un autre arrêt de la Cour constitutionnelle du 10 octobre 2019 (n° 131/2019), Moniteur belge du 30 octobre 2019.