Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°94

Les mots viraux

Depuis le déferlement du virus Covid-19, différentes phases stratégiques ont fait l’objet d’une communication récurrente : toute réunion du Conseil national de sécurité est dûment suivie d’une conférence de presse qui tente de présenter les différentes mesures prises pour juguler l’épidémie. Au-delà des maladresses, la présentation des mesures et le choix des mots sont des enjeux essentiels : celui qui parvient à imposer le cadre et les termes du débat pourrait en tirer avantage. Notamment, l’instauration d’un climat anxiogène propre à faire diversion et à camoufler un éléphant dans une pièce.

Ainsi, alors que la crise du coronavirus montre, illustre et démontre clairement l’échec du néolibéralisme, il est amusant de voir les tenants de cette doctrine recourir à une stratégie orwellienne visant à utiliser les mots de l’adversaire afin de camoufler ce que la crise dévoile. Ainsi, si Charles Michel appelle à « œuvrer à une société attentive et bienveillante pour plus de bien-être »1, notre Première ministre par accident qui lui a succédé, Sophie Wilmès, n’a de cesse d’évoquer la solidarité dont il faudrait faire preuve face à l’adversité. Le recours à ces termes connotés positivement, fleurant bon l’entraide et la coopération, vise bien évidemment à camoufler l’échec de la concurrence libre et non faussée. Cette opération permet de déguiser la réalité et de divertir l’attention : c’est une mascarade, une mise en scène trompeuse, un simulacre, une comédie fallacieuse – comme le démontre également la saga des masques qui a clairement illustré l’impéritie de l’État belge. Force est de constater que si les États protégeaient réellement leurs citoyen·ne·s – ce qui fait théoriquement partie de leur devoir « constitutionnel » ! –, ils auraient dû, dès le début de la pandémie, distribuer gratuitement des masques à l’ensemble de la population ! Ce faisant, les masques n’auraient plus de « valeur marchande » significative et ne feraient pas l’objet de vols ou de trafics divers. Mais, là aussi, les masques sont tombés et la marchandisation n’a jamais cessé d’être l’horizon de ce gouvernement : le contournement des laboratoires agréés au profit d’entreprises privées le montre tout aussi bien.

Sur le plan de la communication, deux phénomènes monopolisent l’attention : trois fois par semaine, sur le coup de onze heures, un bulletin est donné sur les niveaux d’hospitalisation et le nombre de victimes. Ici aussi, le fait divers fait diversion et l’attention se dissipe. Par exemple, les experts ainsi que les femmes et hommes politiques mentionnent les tranches d’âge, mais pas les catégories professionnelles. Interpellant, non ? Comme toujours dans le domaine de la communication, ce qui est tu est parfois plus important que ce qui est dit.

Un fait marquant du contenu de ces conférences de presse est le recours à un ton certes empathique mais néanmoins culpabilisant, promouvant une sensibilisation paternaliste sur les risques encourus. Un ton plus proche d’une dame patronnesse que d’un chef d’État. Un ton infantilisant, étymologiquement qui s’adresse à des enfants, des personnes qui n’ont pas la parole. Et si ce ton intimidant ne suffit, le recours aux hyperboles jetant le discrédit peut servir à faire taire la critique. Celui qui n’est pas d’accord se voit vite taxé d’être un conspirationniste, voire un complotiste.

Distanciation sociale ou physique ?

Si, contrairement à la France, nous ne sommes pas en guerre, nous devons néanmoins apprendre non pas les gestes protecteurs mais bien les « gestes barrière » qui feront obstruction aux gouttelettes, parmi lesquels la distanciation sociale. À côté des processus d’euphémisation décrits supra, le choix de ce concept semble relever d’une autre logique. Cette expression vient de l’anglais social distancing et désigne un ensemble d’interventions ou de mesures non pharmaceutiques prises pour prévenir la propagation d’une maladie contagieuse. Mais la langue anglaise propose le choix entre social distancing et physical distancing. Nos dirigeants ont pour leur part opté pour « distanciation sociale ». Or, ce choix produit des effets. Ainsi, si « en anglais, “social distancing” peut fonctionner parce que “social” a le sens de sociable (pensons à Facebook comme un média social) (…) en allemand [et en français aussi, ndt], nous avons un terme très chargé avec le mot “social”. Quand on pense à nos partis, de la social-démocratie à l’Union sociale chrétienne, l’économie sociale de marché – le “social” est toujours associé à la solidarité sociale, à la responsabilité, au soin et à l’esprit public. Si nous parlons maintenant de “distance sociale”, cela pourrait envoyer un mauvais signal. Elle pourrait encourager les personnes qui ont déjà atteint la limite de leurs revenus ou qui se sentent déconnectées et ont maintenant très peur, à se décourager ou à paniquer. Au lieu de “distance sociale”, nous devrions plutôt dire “distance physique” ou “distance spatiale”.2» C’est donc précisément au moment où la proximité sociale et les liens sociaux devraient être raffermis que l’expression « distance sociale » se voit mise en avant. Maladresse, impensé ou choix lexical délibéré ?

Silhouettes manifestantes pendant le confinement

Confinement ou lockdown ?

Lors des attentats terroristes perpétrés à Bruxelles au mois de mars 2016, de manière générale, il a constamment été question d’un lockdown. Quatre ans plus tard, alors que le néerlandais et l’anglais utilisent ce même substantif pour désigner les mesures prises pour faire face à la propagation du virus, ces mêmes mesures qui ont déstructuré le droit du travail (imposition quasi unilatérale du télétravail pour celles et ceux qui peuvent le mettre en œuvre) et restreignent bon an mal an la liberté de circulation des citoyens, c’est très rapidement le terme confinement qui est apparu dans la presse et les communications officielles francophones. Interpellant car, si comparaison n’est pas raison, les mesures en question sont amplement plus contraignantes que celles prises en 2016.

Faut-il voir dans cet usage rapide et généralisé du terme « confinement » une volonté d’euphémiser ce qui en réalité ressemble davantage à une limitation des libertés essentielles et fondamentales de chaque citoyen·ne ? Au sens propre, le confinement désigne « une limite (finis) commune (cum) à des territoires… [et] l’isolement du prisonnier sera logiquement appelé confinement, mot qui apparait avec ce sens dès la fin du 15e siècle mais qui tardera à être enregistré dans les dictionnaires »3. Dans le même ordre d’idées, le processus visant à libérer progressivement la population de ces contraintes a vite été désigné par un néologisme qui est devenu viral, à savoir le déconfinement. Un peu comme lorsqu’on craint d’évoquer un glissement vers un régime plus dictatorial, on évoque un processus de dé-démocratisation. De même encore peut-on voir dans le choix de l’anglicisme tracing (au lieu du terme traçage, une volonté d’édulcorer une réalité dont certains aspects ne sont guère conciliables avec le respect de la vie privée – et pourraient par conséquent porter atteinte à une autre liberté fondamentale. Or, « à travers les siècles, les épidémies marquent des épisodes privilégiés dans la transformation et l’amplification du pouvoir d’État et la généralisation de nouvelles pratiques policières comme le fichage des populations »4. Ainsi, il n’est pas exclu de voir dans l’instrumentalisation de cette pandémie par le capitalisme, « une sorte de grande manœuvre, une répétition générale à l’exercice du totalitarisme dépouillé de ses prétextes et précautions démocratiques »5.

De l’importance du cadre

Élucubrations et supputations gratuites ou volonté de créer un cadre propice à engendrer une certaine vision du monde ? George Lakoff définit les cadres comme étant « des structures mentales qui façonnent notre façon de voir le monde »6 et en indique immédiatement l’importance : « lorsqu’on parvient à modifier le cadre du débat public, on change la façon dont les individus perçoivent le monde. On modifie ce qui relève du sens commun. Pour penser différemment, il faut s’exprimer différemment. »7 En somme, choisir un cadre revient à choisir les mots qui correspondent à une vision du monde. Ainsi, par exemple, les conservateurs états-uniens ont tout mis en œuvre pour remplacer le terme « réchauffement climatique », jugé trop anxiogène et suggérant de surcroît une responsabilité humaine, par celui de « changement climatique », plus neutre.

Partant, nous décelons aisément l’intérêt d’un recadrage réussi : cette opération permet « d’insuffler un changement dans des millions de cerveaux pour qu’ils soient prêts à accepter une certaine réalité »8, une réalité nouvelle qui permet de porter atteinte aux libertés fondamentales de toutes et tous sans coup férir et de dissimuler les causes à l’origine des maux qui surgissent. Ainsi, la pandémie qui déferle relèverait de circonstances exceptionnelles qui justifieraient de se montrer moins regardants à l’égard de l’état de droit. Mais « n’est-ce pas l’argument invoqué dans les périodes troubles pour substituer au droit “ordinaire” un “état d’exception” qui, marquant un recul significatif de nombreux droits fondamentaux, est souvent transformé par la suite, grâce à la magie de l’alchimie juridique, en nouveau droit ordinaire (ainsi, après le 11 septembre 2001, tout ou partie des législations antiterroristes de nombreux États, prétendument d’exception et provisoires, ont tout simplement été importées dans la loi pénale ordinaire, au prix d’un amoindrissement non négligeable des garanties procédurales) ? »9

Fort de cette lucidité, il s’avère alors aussi opportun qu’important de refuser ce cadre, de recadrer de manière permanente le débat public, de tâcher de le remettre sur d’autres rails pour emporter le sens commun. Et face à la victoire avérée des GAFAM, grands bénéficiaires de cette pandémie, on peut légitimement s’interroger : « puisque nous faisons le constat que le numérique est indispensable en période de crise, ces réseaux et nos données devraient-ils rester entre les mains d’acteurs privés comme Google, Amazon ou Apple… Si Internet tient une place aussi grande dans nos vies, ne faut-il pas le considérer comme un service public à but non lucratif ? »10

Pour que le monde d’après ne soit pas pire que celui d’avant.

  1. https://www.rtbf.be/info/monde/detail_charles-michel-appelle-a-uvrer-a-une-societe-attentive-et-bienveillante-pour-plus-de-bien-etre?id=10498322.
  2. Andrea Schwyzer, « Die Wirkung von Sprache in Krisenzeiten, ein Gespräch mit Regula Venske », https://www.ndr.de/kultur/Corona-Die-Wirkung-von-Sprache-in-Krisenzeiten,venske118.html
  3. Michel Francard, « Déconfinement, un succès viral »,
    Le Soir , 08/05/2020. https://plus.lesoir.be/299300/article/2020-05-08/deconfinement-un-succes-viral
  4. Félix Tréguer, « Urgence sanitaire, réponse sécuritaire », Le Monde diplomatique, mai 2020, p. 18.
  5. Leo S. Ross, « Transmission d’un virus, quelques conséquences du Covid 19 et du confinement généralisé », Lundi Matin, 23 juin 2020, https://lundi.am/Du-virus-en-capital.
  6. George Lakoff, La guerre des mots ou comment contrer la démagogie des conservateurs, Paris, Les Petits matins, 2015, p.12.
  7. Idem, p. 13.
  8. Idem, p. 57.
  9. Nicolas Thirion, « Lutte contre le coronavirus et le covid 19, notre état de droit brûle et nous regardons ailleurs », La Libre Belgique, 27/07/2020, https://www.lalibre.be/debats/opinions/lutte-contre-le-coronavirus-et-le-covid-19-notre-etat-de-droit-brule-et-nous-regardons-ailleurs.
    Voir également à ce sujet l’entretien de la constitutionnaliste Anne-Emmanuelle Bourgaux en page 4 de ce numéro.
  10. Naomi Klein, « Ne laissons pas les géants du web prendre le contrôle de nos vies », Courrier International, Hors-Série, juillet 2020, https://www.courrierinternational.com/long-format/long-format-naomi-klein-ne-laissons-pas-les-geants-du-web-prendre-le-controle-de-nos.