Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°94

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Virus

Par Henri Deleersnijder

Dans l’Apocalypse de Jean, il est question de deux Bêtes complices de Satan. Ces monstres, symbolisant selon toute vraisemblance l’Empire romain idolâtre, trônent au cœur même d’une certaine eschatologie chrétienne, celle-là même qui traite de la fin du monde.

À une époque comme la nôtre qui bruit d’une angoisse millénariste, où la perspective de l’effondrement de notre civilisation fait florès, il n’est pas sûr que les collapsologues les plus avertis aient prévu que la catastrophe surgirait d’une minuscule « entité » sur Terre, en forme de couronne, d’où son nom de « coronavirus ».

Mais si cette bête à picots n’a évidemment rien à voir avec les mastodontes évoqués dans le dernier livre du Nouveau Testament, elle possède par contre une dangerosité qui ébranle depuis le début de l’année 2020 les fondements de nos sociétés mondialisées, hyper-technicisées et super-connectées, sans parler de la santé de leurs populations mises en coupe réglée par lui.

Fameux coup de semonce pour notre humanité ! Et pour un monde développé qui se croyait à jamais à l’abri de crises sanitaires d’une ampleur aussi stupéfiante. C’est peu dire qu’il a senti passer le souffle de l’apocalypse. Il n’est pas inintéressant, à cet égard, de se souvenir que ce mot signifie « révélation ». Car la pandémie du Covid-19 nous a appris beaucoup de choses sur nous-mêmes, ainsi que sur nos modes de vie, même si ce fameux virus n’est porteur d’aucun sens : faudrait quand même pas le prendre pour un prophète… ! Indépendamment des morts qu’il a provoquées – et qu’il continue de causer –, son impact sur nos existences quotidiennes est d’ores et déjà énorme. Au point qu’il est désormais question d’un « monde d’avant » et d’un « monde d’après ». Ce qui rejoindrait, d’une certaine façon, une interprétation ancienne des temps dits « apocalyptiques », annonciateurs de malheurs certes mais aussi de jours meilleurs, une fois vaincues les forces du Mal.

En sera-t-il de même du Covid-19 ? Rien n’est jamais sûr à vrai dire : « Les prévisions sont toujours hasardeuses, surtout lorsqu’elles portent sur l’avenir. » (Pierre Dac). Il est fort possible, en effet, que le monde d’après, qui a fait couler tant d’encre, ne soit pas à la hauteur des espoirs entrevus pour des lendemains plus vivables. Au moment où s’écrivent ces lignes, alors que le virus circule toujours et que les difficultés socio-économiques s’accumulent, des acquis paraissent déjà devoir s’installer : le renforcement du contrôle de la société, le recours de plus en plus important à l’e-commerce, l’extension du télétravail et peut-être même, à terme, une relative généralisation du télé-enseignement. Ce sont là des évolutions dont bénéficient déjà, au vu de leurs gains engrangés grâce à la pandémie, les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Ces glissements risquent de constituer une étape supplémentaire vers l’avancée du virtuel dans le monde et l’atomisation des existences, voire le recul inéluctable des contacts (se serrer la main, se faire la bise).

Ne serait-ce pas là le contraire du bonheur d’un vivre-ensemble – y compris dans sa dimension tactile – tant appelé de toutes parts ? Et la sécurité sanitaire serait-elle dès lors en passe de devenir, ô ruse suprême, la fin de l’Histoire1 ? Sombre perspective qu’un tel repli sur soi, dernière étape d’une « vie nue » (Walter Benjamin) ! À moins que, tout en se préservant d’un hygiénisme obsessionnel et en restant respectueux d’une discipline sanitaire minimale, on se décide enfin de renouer avec une vie sociale digne de ce nom, faite d’échanges fraternels, éloignée de la hantise du « risque zéro », avant même l’arrivée d’un vaccin salvateur et d’une hypothétique immunité collective. Ce serait là, en quelque sorte, damer le pion au virus, et sortir de la crise par le haut…

  1. Allusion à l’ouvrage de Francis Fukuyama, La fin de l’Histoire et le dernier Homme, coll. « Champs », Paris, Flammarion, 1992.