Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°95

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Biopouvoir

Par Henri Deleersnijder

Il y a, au début du Léviathan (1651) de Thomas Hobbes, un frontispice extrêmement évocateur. On y voit un souverain, l’épée dans une main et dans l’autre la crosse, ayant accaparé dans son torse une immense quantité d’hommes le regard dressé vers lui, dans une posture mêlant peur et respect, tandis qu’en contrebas la ville déserte bénéficie d’une totale quiétude.

Cette célèbre image est la figure emblématique d’une société où les individus abandonneraient leur liberté au profit d’un État protecteur, tenant fermement sous sa coupe les citoyens et citoyennes en proie à l’angoisse générée par une épidémie, par exemple. Ce serait là, pour l’espèce humaine fragilisée au plus haut point, le triomphe d’un biopouvoir, c’est-à-dire le contrôle coercitif exercé par une autorité politique sur la vie des corps mêmes des personnes, de quoi les rendre dociles.

Ce concept, on le doit au philosophe Michel Foucault qui a reconnu, dans la « police de la peste » établie à Marseille à la faveur du terrible épisode pesteux de 1720-1722, les premiers pas de ce qu’on pourrait aussi appeler la biopolitique. Un extrait de son ouvrage Surveiller et punir (1975) est symptomatique à cet égard : « Cet espace clos, découpé, surveillé en tout point, où les individus sont insérés en une place fixe, où les moindres mouvements sont contrôlés, où tous les événements sont enregistrés, où un travail ininterrompu d’écriture relie le centre et la périphérie, où le pouvoir s’exerce sans partage, selon une figure hiérarchique continue, où chaque individu est constamment repéré, examiné et distribué entre les vivants, les malades et les morts – tout cela constitue un modèle compact du dispositif disciplinaire. À la peste répond l’ordre […].1 »

Cet autre passage est révélateur également : « La ville pestiférée, toute traversée de hiérarchie, de surveillance, de regard, d’écriture, la ville immobilisée dans le fonctionnement d’un pouvoir extensif qui porte de façon distincte sur tous les corps individuels – c’est l’utopie de la cité parfaitement gouvernée.2 »

Toutes proportions gardées, la Belgique entrée à deux reprises en confinement au cours de l’année 2020, par suite du Covid, ne fait-elle pas penser à cette cité carcérale – mais ordonnée – décrite par Foucault ? Avec ses habitants soumis à l’impérieuse injonction de rester chez eux, les rues désertes ramenées au silence, les rares piétons empressés s’évitant parfois ostensiblement les uns les autres, les caméras de surveillance disséminées un peu partout, les villes délaissées comme en temps de guerre, l’imposition d’un couvre-feu, et tutti quanti

On dira que la propagation du coronavirus a rendu nécessaires ces mesures restrictives. Certes, mais peut-on être sûr qu’elles seront toutes abandonnées quand la petite « bête à picots » aura desserré son étreinte ? On est dès lors en droit de se demander si nos libertés, de mouvement notamment, ne vont pas être rabotées pour longtemps, au même titre que nos acquis démocratiques. Car les crises sanitaires sont des accélérateurs de tendances. En matière d’autonomie individuelle, un rétropédalage de la part des pouvoirs en place est loin d’être assuré, d’autant qu’ils sont aujourd’hui armés d’un arsenal de moyens d’observation high tech, drones en bonus.

Il est par conséquent important que les citoyennes et citoyens, hantés comme jamais par la crainte de la mort, évitent de s’accoutumer dans l’avenir à des résolutions administratives liberticides, prises dans l’urgence. À ce propos, la (re)lecture du Discours de la servitude volontaire (1576) d’Étienne de La Boétie reste d’actualité…

  1. Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, coll. « Bibliothèque des histoires », Paris, Gallimard, 1975, p. 199.
  2. Ibid., p. 200.