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La précarité à l’ombre de la crise

Entretien avec Céline Nieuwenhuys

Céline Nieuwenhuys est secrétaire générale de la Fédération des services sociaux (Fdss) et ex-membre du GEES, le groupe d’experts en charge du déconfinement mis en place par Sophie Wilmès d’avril à août 2020.

Armée de son aventure au cœur du GEES (Groupe d’experts chargé de l’Exit Strategy) au plus fort de la crise sanitaire, Céline Nieuwenhys porte son œil de sociologue doublée d’une femme de terrain sur les mécanismes concrets qui ont relégué les questions sociales au dernier plan. Une analyse sans langue de bois sur quelques (dys)fonctionnements de la machine décisionnelle.

Portrait de Céline Nieuwenhuys

Céline Nieuwenhuys

Jenifer Devresse : On parle beaucoup de la « crise sociale » consécutive à la crise sanitaire, et le micro est souvent tendu aux petits indépendants… A-t-on des indicateurs qui permettent d’évaluer cet impact social et d’identifier les publics en difficulté ?

Céline Nieuwenhuys : La Belgique est particulièrement faible en termes de monitoring de la précarité… Pendant la première vague, je recevais tous les quelques jours un rapport extrêmement précis et détaillé sur la santé financière des entreprises. En revanche, rien du tout sur la précarité ! Ni les administrations, ni le cabinet de consultance McKinsey Global Institute n’ont été en mesure de fournir des données, sur comment vont les gens, quelles catégories sont dans le rouge, etc. La précarité est demeurée assez invisible.

Cela dit, on dispose tout de même d’une série d’indices et de chiffres qui confirment ce que toutes les couleurs politiques s’accordent à dire, à savoir que la crise a et aura un impact social majeur. Au niveau des CPAS, les demandes d’aide augmentent de 2 à 3 %
par mois – un accroissement considérable quand on sait qu’en Wallonie et à Bruxelles, une personne sur trois vivait déjà sous le seuil de pauvreté avant la crise. On sait aussi que la plupart des personnes touchées par le chômage temporaire sont celles qui étaient déjà dans les catégories de revenu les plus faibles.

Il est temps d'ouvrir les yeux

© Anna Soavi

Mais le plus frappant est que les services d’aide alimentaire ont vu affluer de nouveaux publics qui n’y avaient jamais eu recours. Des intérimaires, des étudiants jobistes, des flexijobs… Bref tous ces gens qui n’ont pas eu droit aux mécanismes d’aide mis en place pour les grandes catégories de travailleurs (indépendants, salariés, etc.), tels que le droit passerelle ou le chômage temporaire. Ici on ne parle pas seulement de l’économie informelle avec ses stéréotypes du travailleur au noir brésilien ou de la femme prostituée, mais bien de tout cette « économie grise », ce marché du travail en pleine expansion qui échappe depuis quelques années aux mécanismes principaux de la sécurité sociale. Avant la crise, on recensait environ 450.000 bénéficiaires de l’aide alimentaire en Belgique. En quelques mois, ce nombre a déjà grimpé autour de 600.000 !

Cependant, ces chiffres reflètent encore mal ce qui se joue, car il y a toujours un « effet retard » : les gens mettent du temps avant de franchir la porte des services d’aide sociale… Soit qu’ils ignorent qu’ils y ont droit, soit qu’ils le savent vaguement mais ne trouvent pas la bonne porte, soit encore qu’ils la trouvent mais abandonnent leurs démarches en cours de route en raison d’une complexité administrative devenue affolante. Ceci explique le taux de non recours énorme qu’on connaît en Belgique : nombre de personnes qui ont droit à une aide sociale n’en sont pas bénéficiaires dans les faits. Une étude menée à Courtrai avant la crise montrait déjà qu’une famille sur quatre qui a droit au revenu d’intégration sociale ne l’obtient pas !

Jenifer Devresse : Ce phénomène de « non recours » signifie-t-il aussi que les aides mises en place par le gouvernement depuis maintenant près d’un an n’atteignent pas forcément leur cible ?

Céline Nieuwenhuys : Le taux de non recours est effectivement en train de gonfler, engendrant de plus en plus de laissés-pour-compte. Parce que l’essentiel des aides accordées pour la masse de ceux qui échappaient aux systèmes d’aide classiques s’est concentré sur les CPAS : 115 millions supplémentaires leur ont été concédés – seulement en juillet toutefois, après grande insistance auprès des gouvernants. De quoi se réjouir en soi, sauf qu’on n’a pas renforcé les moyens humains ! Certaines antennes CPAS étaient déjà débordées avant la crise et pouvaient à peine consacrer trois minutes à chaque demandeur, au terme d’un délai de rendez-vous de trois semaines… Or on sait que la qualité d’accueil, surtout lors du premier entretien, est déterminante. Avec la généralisation du télétravail, cette qualité d’accueil a quasiment disparu, réduisant l’accessibilité des services à peau de chagrin. Cependant la plupart des mécanismes d’aide que l’État met en place passent invariablement par l’intermédiaire de ces services, laisssant une foule croissante de personnes sur le carreau.

Confinement précaire

© AtelierYoupi

Même constat chez Actiris, qui a vu son taux d’inscription au chômage baisser drastiquement dès la fermeture des antennes, lorsque l’inscription est devenue exclusivement digitale. En cause : la fracture numérique, dont on sous-estime souvent l’impact, pensant qu’il suffit d’être équipé d’un smartphone pour être en capacité de réaliser des démarches administratives. Rien n’est plus faux ! D’après une étude de la Fondation Roi Baudouin, 40 % de la population ne trouve pas ce qu’elle cherche sur le Net et n’a jamais réussi à effectuer la moindre démarche administrative via ce biais. Sans équivoque, le taux d’inscription au chômage est resté très important à Woluwé, pendant qu’il chutait à Molenbeek…

L’autre grand volet des aides initiées pour les personnes précaires – contre les avis des experts dont le mien – c’est le renforcement de l’aide alimentaire. Absurde ! En plein confinement, alors que tout est fait pour limiter les déplacements sur le territoire, on propose donc que des centaines de milliers de personnes prennent plusieurs bus et s’amassent en files pendant des heures, parfois avec leurs enfants, pour venir chercher leur colis ! Une aberration qui fait écho au revers essuyé à Singapour : le pays a dû faire face à une énorme deuxième vague de coronavirus, précisément parce qu’il n’avait pas pris soin d’intégrer dans son modèle sanitaire les publics précaires… Et c’est exactement ce qui se passe chez nous aussi. Significativement, rien n’a été mis en place pour les sans-abris, excepté par quelques communes qui ont réquisitionné des chambres dans les hôtels. Résultat : c’est l’humanitaire qui a dû prendre en charge nos populations les plus fragiles ! Notre pays est l’un de ceux où Médecins Sans Frontières a dû intervenir le plus pour gérer les personnes à la rue ou sans papiers.

Jenifer Devresse : Pourtant des alternatives existent…

Céline Nieuwenhuys : Bien sûr ! Au sein du GEES, notre revendication sociale principale n’était certainement pas de renforcer l’aide matérielle, mais plutôt de la transformer en aide financière. C’est la solution unanimement validée par les experts, d’ailleurs appliquée dans n’importe quel pays du Tiers monde confronté à une crise sanitaire. Mais cette option n’a pas été retenue par les ministres, pas plus que nos autres propositions d’ailleurs. De toutes nos revendications pour le social, la seule qui ait abouti a été le budget supplémentaire pour les CPAS. Alors que nous aurions voulu éviter cet intermédiaire…

Une autre alternative, complémentaire de la première, serait d’automatiser les aides comme le revenu d’intégration sociale, c’est-à-dire de les accorder automatiquement à tout le monde. Cela permettrait à la fois de limiter le non recours et d’éviter les coûts exorbitants (notamment en moyens humains) liés à l’examen des dossiers de demande et aux contrôles. Le refus politique d’appliquer l’automatisation, au prétexte d’éventuels abus, est essentiellement symbolique ! D’une part, le coût de ces abus pour la collectivité demeurerait moindre que celui des contrôles, et d’autre part, faut-il le rappeler, les abus s’observent à tous les étages – mais certains sont moins pénalisés que d’autres.

Pas de retour à l'anormal !

© Isabelle Jego

Naturellement, on analyse rarement ces chiffres-là ! On peut tout de même citer une étude récente du Centre Fédéral d’Expertise des Soins de Santé (KCE), selon laquelle automatiser l’aide médicale urgente serait moins coûteux que d’en contrôler l’accès, les procédures étant extrêmement complexes… D’autant plus qu’in fine la prévention coûte moins cher que de rattraper les gens lorsqu’ils ont déjà dégringolé. Comme le disait Christine Mahy [secrétaire générale du Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté] récemment, fournir un repas sain par jour à chaque famille demanderait moins de moyens que de fournir des soins de santé aux enfants mal nourris.

De même, il faudrait sérieusement réfléchir à la question du défaut de paiement (des loyers, des fournisseurs d’énergie, etc.) : quand on connaît le prix exorbitant d’une seule nuit dans un logement d’urgence… Empêcher les expulsions serait bien plus économique que de reloger les familles délogées ! De ce point de vue, les communes et les régions se sont montrées beaucoup plus créatives que le fédéral durant la crise, en proposant l’élargissement de la couverture santé, des moratoires contre les expulsions de logement et les coupures d’eau, de gaz, d’électricité… Mais pourquoi donc n’a-t-on pas prolongé ces initiatives au-delà du 1er septembre ? Il faudrait les maintenir à long terme !

Jenifer Devresse : Au terme de votre expérience d’immersion à la table des décideurs, comment expliquez-vous que les questions sociales aient été à ce point balayées ?

Céline Nieuwenhuys : Il aurait fallu prendre le temps de s’asseoir et de réfléchir à fonctionner autrement. C’était d’ailleurs un peu l’objectif de la Première ministre Wilmès lorsqu’elle a mis en place le groupe d’experts… L’idée était assez novatrice, mais la vérité est que les politiques ne parviennent pas à lâcher leurs mécanismes habituels, encore moins dans un temps record. L’urgence n’a pas arrangé les choses. Tout s’est fait à une vitesse sans nom, sans prendre le temps de s’occuper des contours ou des détails… Honnêtement, c’était sauvage : même pour la mise en place du GEES, rien n’a été discuté ni signé, aucun mandat n’a été défini !

J’ai vécu quelques mois le rythme effréné que connaissent sans doute les cabinettards : les journées depuis 7 heures du matin jusqu’à passé minuit à enchaîner les réunions, les coups de fil, les interventions médiatiques, à peine le temps de manger… Impossible de rester à l’écoute et attentif aux détails dans un tel rythme ! Très vite, la focale se resserre, tout devient flou sur les côtés et on se concentre sur le centre. Par ailleurs, je précise qu’aucun des experts du GEES n’était payé pour ce travail. Ce qui est franchement problématique lorsqu’il demande autant d’investissement sur de nombreux mois…

Si les femmes s'arrêtent, les masques tombent

© Sebastien Marchal

Il aurait fallu tout repenser, mais autant le dire : pour un gouvernement en fin de mandat (à grosse tendance libérale de surcroît) il était hors de question de prendre de grandes décisions qui auraient bouleversé les logiques habituelles. Ce côté « court-termiste », qui est déjà la marque de fabrique du politique au pouvoir habituellement, s’est trouvé exacerbé par la situation de crise. C’est donc une logique hyper pragmatique qui a prédominé : la mission attribuée au GEES était de fixer les modalités du déconfinement, de façon très pratique, avec des étapes et des sous-étapes, amenant des questions du type « faut-il commencer par les écoles ou par les théâtres ? ». On est très loin de la réflexion éthique-sociale-santé mentale que j’aurais souhaitée… Et dans ce type de vision, la problématique de la précarité n’a clairement pas sa place.

Bien entendu la composition même du groupe d’experts était problématique, et de ce point de vue son successeur, le Celeval (Cellule évaluation dans le cadre de la lutte contre le coronavirus), ne vaut guère mieux, à part une vague représentation pour les questions de santé mentale… Une différence toutefois : à présent, les lobbies sont directement autour de la table. Ça a le mérite d’être clair. J’ai pu observer avec netteté ce que signifie un système politique politicien : oui, les dirigeants s’intéressent aux détails. Mais seulement de ceux qui leur servent. Ainsi les discussions autour de la table se sont montrées intenses, des heures durant, sur les courses hippiques ou le circuit de Spa-Francorchamps. Des détails pour moi, mais pas pour eux…

Dès qu’on parle de social, c’est politique. Alors que l’économique est considéré comme neutre.

On a parfois tendance à fantasmer ce qui se passe dans les hautes sphères, mais vu de près on déchante. Non pas que nos dirigeants soient incapables, mais ils connaissent en général très peu leurs dossiers et ne s’intéressent majoritairement qu’à ce qui concerne leurs propres sphères d’intérêts. De tous les rapports que nous leur avons remis, je pense que beaucoup ne les ont même pas lu, à part tel ou tel chapitre qui les concernait directement. Cela explique sans doute que tout du long, chaque semaine, je revenais inlassablement avec les mêmes revendications, mais qu’aucune n’a été prise en compte ni même discutée. Il a fallu que je sorte dans la presse pour que les ministres se penchent enfin sur cette partie « social - santé mentale » du rapport.

Jenifer Devresse : Ces déficiences que vous dénoncez ne témoignent-elles pas aussi d’une méconnaissance des conditions de vie réelles d’une bonne partie de la population ?

Céline Nieuwenhuys : La plupart des politiques au fédéral ne mesurent absolument pas ce que vivent les gens (c’est un peu moins vrai aux niveaux communal et régional). Ils n’ont par exemple aucune idée de ce que c’est de vivre avec 950 euros par mois à Bruxelles, ou de devoir aller chercher un colis alimentaire… et de le manger, avec des enfants qui réclament de la bolognaise. Comment le sauraient-ils ? Si je n’avais pas connu le terrain en tant qu’assistante sociale, je pense que je ne le réaliserais pas non plus.

Déjà en temps normal, la pauvreté est cachée, honteuse. Alors en confinement, il est d’autant plus facile de nier cette réalité, qui n’est plus perçue que par des chiffres. Si actuellement je ne traversais pas mon quartier de Schaerbeek à vélo ou à pied, je n’aurais pas vu non plus ces dames âgées fouiller les poubelles, je n’aurais pas entendu ces bastons au sein d’une famille avec deux petits bouts confinés dans un 30 mètres carré… Mais j’ai vu. J’ai vu ce que je n’avais jamais vu auparavant. Ceux qui sont au sommet n’ont pas l’occasion d’être traversés par cela. Parce que savoir en théorie est une chose, ressentir et vibrer en est une autre.

Distanciation de classe sociale

© Anna Franil

Cette méconnaissance de la précarité se marque aussi dans la communication fédérale. Parmi nos revendications sans lendemain, il y avait cette idée de distribuer chaque semaine un flyer toute-boîtes résumant les mesures, en plusieurs langues, avec des pictogrammes… Même pour une personne francophone ou néerlandophone très informée, il n’était pas toujours évident de respecter des mesures sanitaires aussi complexes, floues, changeantes voire contradictoires. Mais de ce côté non plus, rien n’a été fait. Résultat, certaines familles sont restées complètement enfermées, sans sortir de chez elles pendant plus de six semaines, n’étant pas certaines de ce qu’elles pouvaient faire ou non et ne pouvant pas se permettre de risquer une amende…

Jenifer Devresse : Quand avec la crise « les pauvres » dépassent 20 % de la population, les invisibles ne deviennent-ils pas (un peu) plus visibles ?

Céline Nieuwenhuys : On ne pourra en tout cas plus faire croire que si les gens sont pauvres, c’est parce qu’ils ont un poil dans la main. Jusqu’à maintenant, nous avions un État social actif qui avait poussé très loin la logique individualiste du « Yes, you can ! ». Avec cette crise, nous sommes au contraire amenés à prendre une responsabilité collective… Cela marque peut-être le début d’un changement de paradigme où l’on sortirait enfin de cette vision individualiste et culpabilisante de la précarité.