Aide-mémoire>Aide-mémoire n°95

Le Covid comme révélateur et exaspérateur des inégalités

Par Olivier Starquit

« Si on m’enlève des mots et si on m’en met d’autres à la place, je ne vais pas la penser de la même manière, la réalité sociale. »1
(Frank Lepage)

La pauvreté ne se dit pas, la pauvreté ne se montre pas. Pas question de mettre un coup de projecteur sur ce qu’il faut ignorer pour continuer. Ainsi, avant le déferlement du virus et avant les périodes de confinement, les médias dominants et le monde politique pouvaient aisément et allègrement recourir aux euphémismes pour cacher cette cruelle réalité et ce alors qu’en Wallonie, près d’un Wallon sur cinq était en situation de pauvreté monétaire.

41 % des personnes pauvres en Belgique résidaient en Wallonie et les allocations d’insertion de 32.000 Wallons dont 13.000 isolés et chefs de ménage ont été supprimées en janvier 2015 sans que cela ne suscite une forte indignation. Il suffisait d’évoquer le sort des personnes défavorisées, aux revenus modestes comme si cela était aussi naturel qu’un orage en été. Pas question de s’interroger sur le pourquoi des revenus modestes ou à quoi cela serait dû. Si ces personnes sont défavorisées, c’est la faute à pas de chance… alors qu’un régime politique œuvrait et œuvre encore à perpétuer et à accroître ces inégalités de revenu. Un zeste de méritocratie dans le discours permettait d’occulter cet état de choses et le tour était joué.

Les « dominés », les « opprimés », les « exploités » ont dû céder la place aux« exclus ».

Ce tableau sombre aurait pu montrer que, en effet, certaines franges de la population sortent du cadre, en sont exclues. Rappelons à cet égard qu’étymologiquement, « exclusion » vient du latin excludere qui signifie faire sortir. « Les exclus sont en effet des citoyens sortis, plus ou moins manu militari, du cercle de la protection sociale, cercle désormais fermé, numerus clausus 2. » L’expression « exclusion sociale » remonte quant à elle aux années 80 qui voient l’arrivée au pouvoir de Thatcher et Reagan. Ce changement de cap politique marque aussi le début de l’hégémonie du néolibéralisme qui va se caractériser par la suprématie de TINA (« Il n’y a pas d’alternative »). Et pour qu’il n’y ait pas d’alternative, il faut bien évidemment qu’il n’y ait pas de choix et partant pas de conflit. « Exclusion sociale » et « exclus » désignent alors ce phénomène et ces catégories de la population

Et c’est ainsi que les « dominés », les « opprimés » voire les « exploités » ont dû céder la place aux « exclus ». Ce glissement sémantique, ce language shift (« conversion linguistique »), est tout sauf anecdotique. Tout d’abord, il semble manifester un refus de certains termes, par exemple marxistes, et de la grille de lecture que ceux-ci pourraient induire. En d’autres termes, il rend invisible la lutte des classes et l’accroissement de l’appauvrissement. Ensuite, il est intéressant de remarquer que, conceptuellement, lorsqu’il est question des conditions de vie de ces catégories de population, il serait plus adéquat de parler de l’appauvrissement de la population plutôt que de la pauvreté (quand on en parle en ces termes évidemment). La pauvreté est en effet un état (propice à un phénomène de naturalisation), tandis que l’appauvrissement est le résultat d’une action.

© Anne Desrivieres

Des années 80, nous voici aujourd’hui avec un virus et une crise sanitaire… qui au passage est moins une crise sanitaire qu’une crise du mode de gestion néolibéral des soins de santé.

Le virus entraîne avec lui une mise à l’arrêt partielle de l’économie et le maintien bon an mal an de la société grâce aux métiers essentiels, pensons bien évidemment au secteur des soins mais aussi aux facteurs, aux travailleurs des supermarchés, aux routiers, sans oublier les éboueurs, qui tous ont veillé précisément à ce que les soins, l’approvisionnement alimentaire, le transport, les services de propreté, les services publics et la production industrielle puissent être maintenus. Or, ces métiers soudainement révélés, prisés et jugés essentiels par toutes et tous sont pour la plupart des métiers dont le salaire horaire oscille entre 9,93€ et 15,26€ de l’heure alors que, selon les estimations basées sur le coût de la vie par la FGTB, un salaire minimum de 14€ de l’heure (2.300€ brut par mois) constituerait le seuil salarial minimum pour pouvoir mener une vie digne. En somme, un métier essentiel plein de sens mais qui ne nourrit pas. À côté de cela, le virus et le ralentissement de l’économie ont mis de nombreux travailleurs au chômage temporaire (avec des allocations de chômage majorées à 70% – mais 70% de trois fois rien, cela fait peu). Ajoutons à cela le fait que les contrats précaires ont été les premiers à être stoppés net (intérimaires journaliers, étudiants jobistes, sans oublier les artistes). La demande de colis alimentaires explose et les demandes d’aide au CPAS sont telles qu’ils ne savent plus où donner de la tête.

Bref, ce qui pouvait par le passé être caché voire édulcoré, passé sous silence ou rendu invisible est devenu incontournable : les inégalités dans notre société sont criantes et le virus les accroît. Au-delà des applaudissements, des mesures devraient s’imposer. Une étude menée par la mutualité socialiste montre que le virus ne sévit pas aveuglément : la surmortalité touche beaucoup plus les personnes appauvries parce que leurs conditions de vie sont largement moins bonnes que celles des nantis, dans des logements exigus dont la promiscuité renforce le risque de propagation du virus3. Ou aussi parce que ces personnes sont plus isolées ou ont une santé tout simplement plus précaire parce qu’elles vont moins souvent chez le médecin ou sont malades sans le savoir (et donc sans se soigner). Enfin, ces catégories de personnes, lorsqu’elles ont un emploi, ne disposent généralement pas de la possibilité de recourir au télétravail, devenant ainsi de la chair à canon et s’exposant beaucoup plus aux gouttelettes du virus (d’autant plus que les mesures de protection n’ont pas nécessairement été respectées par tous les employeurs). Par ailleurs, lorsque le salaire est faible et que les symptômes du virus surgissent, certains travailleurs, par peur de la perte de revenus et de l’appauvrissement, préfèrent se rendre au travail malgré tout. Des témoignages qui nous feraient remonter au XIXe siècle. Tout cela sans compter qu’à l’occasion du deuxième confinement, l’instauration d’un couvre-feu (déjà tout un programme qui rappelle une sombre période !) a également rappelé à tous l’existence de populations laissées pour compte, notamment les « sans- » (sans-abris, sans domicile fixe).

Enfin, la gestion de l’apparition du virus a également mis en lumière les fondements du mode de fonctionnement néolibéral par excellence : « un catéchisme moralisateur et dépolitisé4 » où tout le monde aurait le choix de faire précisément les bons choix (ce qui est faux), et que si certains n’y parviennent pas, ce ne peut être que de leur faute5.

© Clément Buee

Mais ce qui a été rendu invisible pendant des décennies ne pénètre pas nécessairement les esprits du cénacle politique, même une fois mis en lumière. Ainsi, lorsque la ministre de l’Intérieur évoque la règle de quatre contacts à respecter, elle ajoute immédiatement que cette règle nécessite un accès immédiat au jardin afin de ne pas circuler dans les pièces pour le rejoindre6. Elle semble ainsi partir du principe que tout le monde dispose d’un tel espace alors que des millions de personnes en Belgique n’ont tout simplement pas de jardin et subissent quotidiennement la promiscuité (à 5 sur 60m², le combat contre le virus est inégal).

Dans un monde idéal, il serait « temps de réévaluer les métiers en fonction de leur utilité réelle pour la société, car les personnes les plus rémunérées ne sont pas les plus utiles à la société »7. Et au-delà de ces boulots de merde et de la dénonciation des bullshit jobs, une véritable revalorisation salariale des plus bas salaires s’impose si la société ne veut pas voir les personnes appauvries tomber dans l’isolement et le ressentiment, des passions tristes peu propices au réenchantement de la démocratie.

  1. Frank Lepage, L’éducation populaire, Monsieur, ils n’en ont pas voulu…, Cuesmes, Éditions du Cerisier, 2007, p. 41.
  2. Michel Gheude, « Exclusion », in Pascal Durand (dir.) Les nouveaux mots du pouvoir, Bruxelles, Aden, 2007, p.214.
  3. Didier Willaert, « Oversterfte door COVID-19 bij leden SocMut », Socialistische Mutualiteiten, Septembre 2020. https://corporate.devoorzorg-bondmoyson.be/pers-onderzoek/onderzoek/oversterfte-door-corona/
  4. Gilles Pinson, La ville néolibérale, Paris, PUF, 2020, p.122.
  5. NdlR : Ceci en vertu du principe néolibéral selon lequel une société n’est pas une construction mais une génération spontanée et naturelle résultant des choix individuels et libres posés par chacun. C’est d’ailleurs dans ce sens qu’il faut entendre la célèbre sentence de Margaret Thatcher : « There is no such thing as society ».
  6. https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_coronavirus-en-belgique-la-regle-des-4-necessite-un-acces-direct-au-jardin-declare-annelies-verlinden?id=10641723&fbclid=IwAR16Mf8OXLM7ZfkP-5-SREFsq3rwYVfD-YFmkBC3w9Z4GGc4GlxLBO8n45s.
  7. Aurore Lalucq, Reconquête. Au nom de l’intérêt général, Paris, Éditions des petits matins, 2020, p.64.