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Le Mot du président (95)

Par Jérôme Jamin

Pas besoin d’être militant aux Territoires de la Mémoire pour refuser de plaindre Donald Trump et écarter toute forme de compassion à son égard. Ce n’est vraiment pas le genre de personnage pour qui on sera empathique, et même s’il était victime d’une injustice, le réflexe naturel serai d’indiquer qu’il n’a que ce qu’il mérite ! Ou que c’est bien fait pour lui… C’est humain de penser de cette manière face à un tel personnage ! Mais en faisant un effort, on peut quand même imaginer sa déception suite au revers électoral de novembre alors qu’il a eu près de 10 millions de votes supplémentaires par rapport à 2016. On peut imaginer sa frustration et on peut également se rappeler à quel point les Démocrates ont tout fait pour discréditer son élection il y a quatre ans, et donc en quoi il est certainement animé par la vengeance aujourd’hui lorsqu’il cherche à faire de même en indiquant depuis le 3 novembre 2020 (en fait, bien avant) que le processus électoral a été truqué.

Depuis le soir du scrutin du 8 novembre 2016, les Démocrates n’ont jamais lâché le nouveau président sur la question des interférences russes et il n’est pas exclu que le président sortant ait cherché à se venger. En effet ce soir-là, lorsque les premiers résultats tombent, sans savoir d’où ils tiennent leurs sources, les Démocrates accusent Donald Trump d’avoir bénéficié de l’aide des services secrets russes pour gagner le scrutin. Selon eux, la « campagne est truquée », Donald Trump a volé sa victoire, il ne la mérite pas, et il n’est donc pas un candidat légitime. Aux accusations infondées diffusées in extremis fin de journée dans les médias par les ténors démocrates, suivront d’autres dénonciations, plus sérieuses, chaque semaine, et finalement la nomination d’un procureur spécial (Robert Mueller) chargé d’enquêter en profondeur. Il n’est pas exagéré de dire que les Démocrates n’épargneront jamais le président sur ce sujet, ils ne cesseront de l’associer aux Russes, même après le dépôt d’un rapport qui fera date, le fameux « Mueller report » dont le nom exact est « Report on the Investigation into Russian Interference in the 2016 Presidential Election ». Le rapport blanchit Donald Trump au niveau de l’accusation principale, il révèle certes toutes sortes de relations douteuses entre une partie des collaborateurs du président et des agents russes, mais rien ne permet d’établir qu’il y a un plan, une commande, un complot, un contrat, et rien ne prouve que Trump fut à la manœuvre derrière ces relations dangereuses. Peu importe cependant, les Démocrates s’emparent du rapport et vont utiliser ses milliers de faits intrigants, bien documentés, pour animer l’imaginaire « complotiste » qu’ils ont construit le soir du 8 novembre 2016.

Quatre ans plus tard, on peut se poser la question de l’interférence russe dans les élections de 2016 mais aussi de 2020. Et avec un peu de recul, on peut imaginer que les services secrets russes ont certes mis en place des stratégies, mais peut-être pas celles qu’on imagine. En effet, pour Vladimir Poutine, l’objectif n’est pas de faire gagner l’un ou l’autre candidat, ou de favoriser telle ou telle tendance politique en faveur des intérêts russes, non ! Le but bien plus profond et bien plus grave (vu d’Europe) est de faire perdre toute forme de confiance, toute forme de crédit aux institutions démocratiques, et parmi elles le système électoral. L’idée est de créer la confusion, d’amener les électeurs à se méfier du système, à se méfier des médias, à privilégier des univers fermés sur les réseaux sociaux où tout se vaut, où la valeur vérité équivaut à une publicité, et où les élections sont synonymes de manipulation.

Joe Biden ne sera pas très différent de Donald Trump avec les Russes, mais depuis plus de quatre ans, après deux élections majeures, une bonne partie de la population américaine a perdu confiance. Et lorsque la démocratie est défiée, ridiculisée ou associée à l’argent et à la tricherie, les régimes autoritaires semblent une alternative possible, plus sage, plus stable.

Ce qui précède renvoie à un enjeu fondamental pour les Territoires de la Mémoire. Le combat de demain ne sera peut-être pas entre les démocrates et les extrémistes, entre les démocrates et les fascistes, mais entre ceux qui continuent à croire que la démocratie en vaut la peine, et ceux qui n’y croient plus, qui se méfient des élections et qui pensent que les médias nous manipulent. Cela signifie que la bataille ne se situera pas sur l’opposition entre une forme de régime (la démocratie) et une autre forme (les régimes autoritaires, militaires, religieux, illibéraux, etc.), mais sur la crédibilité et l’utilité du régime démocratique. Vu de cette manière, interférence ou pas, les dirigeants hongrois, polonais, russes, chinois, turcs et consorts marquent des points.