Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°95

Ostarbeiter (« Travailleurs de l’Est »)

Par Jean-Louis Rouhart

L’ONG russe « Memorial » ne conserve pas seulement dans ses Archives des documents oraux et écrits se rapportant au Goulag, mais dispose également d’un fonds important relatif aux « Ostarbeiter », c’est-à-dire aux citoyens d’Union soviétique ayant été contraints d’exécuter des travaux forcés en Allemagne durant une période s’étalant entre 1942 (invasion de l’URSS par la Wehrmacht) et 1945 (libération par les troupes soviétiques et américaines).

Parmi les onze millions de travailleurs forcés qui furent recrutés dans la plupart des pays européens, les Ostarbeiter constituèrent le contingent le plus important ; comme les concentrationnaires et les prisonniers de guerre soviétiques, ils furent astreints au travail obligatoire sur tout le territoire du Reich et placés dans des usines, des exploitations agricoles ou encore comme gens de maison chez des particuliers.

L’ouvrage dont le titre pourrait être traduit par « Marqués pour toujours. L’histoire des “Ostarbeiter” à travers des lettres, souvenirs et interviews1 » édité par la société « Memorial » et la fondation Heinrich-Böll, relate l’histoire de ces Ostarbeiter et insiste sur le fait qu’ils ont été marqués toute leur vie par cette expérience. Déportés très jeunes dans un pays ennemi, placés en bas de la hiérarchie des travailleurs forcés2, stigmatisés par la mention « OST » cousue sur leurs vêtements, les Ostarbeiter des deux sexes durent subir pour la plupart les humiliations de la population allemande, la faim, les longues journées de travail, les violences sexuelles, l’éloignement des êtres chers et la privation de liberté. Comme les prisonniers des camps de concentration, ils souffrirent des conditions d’hébergement, du manque d’hygiène et de soins, de l’absence d’habits adaptés et du climat général de délation entretenu par les indicateurs. Ils connurent également les appels interminables, les punitions sévères, la promiscuité et le manque de contacts épistolaires avec leurs familles. Il leur fut interdit de se rendre dans les abris lors des bombardements alliés.

À leur retour, ils furent soumis à des interrogatoires serrés dans les camps de filtration et furent l’objet de suspicions de la part de leurs compatriotes qui leur reprochaient à mots couverts d’avoir œuvré pour les nazis. Les « rapatriés » furent alors enrôlés dans l’Armée du Travail pour reconstruire l’économie nationale ou dans l’Armée Rouge ou encore condamnés à dix ans de réclusion dans les camps du Goulag. Contraints au silence et torturés par un sentiment de culpabilité, ils ne furent jamais l’objet de manifestations de sympathie ou d’une reconnaissance quelconque de leur pays3. Traumatisés toute leur vie, ils furent « considérés en Allemagne comme des ennemis et en Russie comme des traîtres4 » et virent « leur jeunesse se faner jour après jour dans un pays lointain et étranger5 ».

Ces différents aspects de l’histoire des Ostarbeiter sont remarquablement mis en relief et illustrés par de nombreux té-moignages recueillis par des membres de « Memorial » ainsi que par des extraits de lettres (censurées) et des photogra-phies prises sur les lieux de déportation6.

  1. Memorial Moskau, Heinrich-Böll-Stiftung (Hg.), Für immer gezeichnet. Die Geschichte der «Ostarbeiter» in Briefen, Erinnerungen und Interviews. Aus dem Russischen von Christina Links und Ganna-Maria Braungardt. Mit einem Essay von Ulrich Herbert, Ch. Links Verlag, Berlin, 2019.
  2. En haut de la hiérarchie figuraient les travailleurs de l’Ouest (Français, Belges…), puis suivaient les Polonais, les Ostarbeiter et tout en bas les Juifs et les Roms.
  3. C’est ainsi que les années de déportation qu’ils avaient passées en Allemagne ne furent pas comptabilisées pour leur retraite. Ce n’est que bien plus tard que certains bénéficièrent de dédommagements accordés par des entreprises allemandes sous la pression d’avocats américains.
  4. Témoignage de Tatiana Savenko, in Für immer gezeichnet, p. 390.
  5. Extrait d’un poème écrit au verso d’une photo : « Und Tag um Tag schwand unsre Jugend, welkte in ferner Fremde dahin », in Für immer gezeichnet, p. 274.
  6. D’autres documents relatifs aux Ostarbeiter peuvent être consultés au Centre de Documentation sur le travail forcé à l’époque nazie (« Dokumenationszentrum NS-Zwangsarbeit ») à Berlin.