Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°95

Plus que jamais, nom d’un chien !

Entretien avec Julien Dohet et Olivier Starquit

Quelques questions à Julien Dohet et Olivier Starquit, auteurs de La bête a-t-elle mué ? Les nouveaux visages de l’extrême droite (Liberté j’écris ton nom, 2020) : décryptage de l’extrême droite en quelques grands thèmes.

Couverture du livre "La bête a-t-elle mué ? Les nouveaux visages de l’extrême droite" par Julien Dohet et Olivier Starquit

Continuité

Aide-mémoire : Si un réflexe courant lorsque l’on évoque l’extrême-droite est de se tourner vers le nazisme, vous rappelez dans la première partie de l’ouvrage, que cette idéologie préexistait bien au régime nazi…

Julien Dohet : Nous avons effectivement voulu montrer que l’extrême droite était une vision du monde, de l’organisation de la société, qui n’était pas apparue dans la période de l’entre-deux guerres. À cette période, c’est une forme spécifique de ce courant qui va apparaître : la forme fasciste et son discours dit de « troisième voie » ainsi que le recours à des milices en uniforme, le bras droit tendu… Mais un courant politique et philosophique qui rejette les Lumières et son ancrage politique via la Révolution française est antérieur et remonte à 1789 qui est réellement un tournant majeur. Au-delà d’éléments formels se modifiant avec le temps ou selon les courants et de manière plus ou moins importantes, l’extrême droite se caractérise par un rejet de l’égalité au profit d’une société régie par des « lois naturelles » basées sur l’inégalité hiérarchisée. Ce darwinisme social entend donc affirmer que les inégalités sont liées à la nature et que tenter de les modifier entraîne donc la fin d’une société car on ne peut aller contre la nature.

Nouvelle Droite

Aide-mémoire : Vous consacrez de nombreux passages à la Nouvelle Droite dont on entend finalement peu parler dans les médias traditionnels. Or, on constate que cette mouvance idéologique s’incarne dans des courants et personnalités politiques qui prennent de plus en plus de place…

Olivier Starquit : Sous l’appellation « Nouvelle Droite », il faut entendre ce travail idéologique visant à dédiaboliser, si pas des partis, du moins des thèmes, des idées et de la rhétorique d’une extrême droite qui refonde son discours à cette époque, modifiant un racisme ethnique en un racisme culturel, continuant un travail de sape sur la relativisation de la période des années 20-40 passant par une mise au même niveau « des extrêmes », ou pervertissant la notion de racisme via le concept de « racisme anti-blanc ». En France, cela se manifeste autour d’une personne, celle d’Alain de Benoist, et d’un mouvement, le GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne). Plus récemment, Ico Maly, dans son ouvrage Nieuw Rechts, analyse la nouvelle déclinaison de la Nouvelle Droite au 21e siècle et retrace l’arbre généalogique intellectuel des droites et les reconfigurations en cours pour cerner ces « nouvelles droites » entre permanence et changement. Il s’attarde également sur les méthodes de communication numériques innovantes qu’elles développent et qui expliquent une partie de son succès. Pour la Nouvelle Droite, le monde actuel est dans une crise profonde, en déclin et en proie à la décadence. Ils pensent aussi qu’une période dorée va surgir, à savoir une renaissance, celle d’un nouvel ordre mondial qui ne repose pas sur les droits humains universels – ce que représentaient les Lumières dans leur acception initiale – mais qui comprend des groupes humains organiques et homogènes sur le plan culturel. Cette constellation est un phénomène idéologique polycentrique, transnational, fortement ancré dans la structure économique et numérique globale et néolibérale (FPÖ, AfD, Front national, British National Party, UKIP). En effet, la structure, la culture et l’idéologie de la Nouvelle Droite sont le produit de la numérisation et de la mondialisation. Pour le dire autrement, ce mouvement est un phénomène multiple, varié, organisé en réseau, rhizomatique et est un avatar numérique du combat contre les Lumières

Julien Dohet : Si la Nouvelle Droite est née en France à la suite et en réaction à mai 68, elle influencera rapidement idéologiquement l’extrême droite au-delà de la sphère francophone avec son concept de « métapolitique ». Ce concept vise à ce qu’en dehors de l’action politique proprement dite se théorise et se diffuse un mode de pensée transversal s’appliquant à tous les domaines du savoir afin de proposer une vision du monde cohérente. Le travail politique et idéologique de la Nouvelle Droite est également passé par une « dédiabolisation » et une infiltration de la droite pour diffuser ses concepts et préparer ainsi la reconquête.

Particularité : les Lumières

Aide-mémoire : Vous rappelez combien le discours d’extrême droite revient systématiquement sur un rejet des Lumières, avec un point d’attention sur la question de la rationalité. En quoi cette question de l’héritage (malmené) des Lumières est une pierre d’achoppement sur le terrain de la lutte antifasciste ?

Julien Dohet : L’extrême droite ne joue pas forcément sur les arguments rationnels. Si on prend la question de l’immigration et du « complot étranger », elle ne s’embarrasse nullement d’être sur des chiffres corrects. Elle joue essentiellement sur les sentiments, les apparences. Et cela dans une forme de cohérence vu que, pour elle, tout est naturalisé. Ainsi ce ne sera jamais les conditions de vie et de travail dans lesquels sont mis les immigrés qui vont expliquer les différences visibles, y compris au niveau de la misère, de l’alimentation, d’une éducation différente… mais leur nature même ! Dans ce cadre, la diffusion d’informations fausses ou tronquées tournant en boucle créent une réalité alternative, renforcée par certains médias, qui fait que des arguments uniquement rationnels ne suffisent pas à démonter le discours tenu.

Olivier Starquit : Le discours anti-Lumières s’attaque et s’oppose à tout ce que défendent les Lumières radicales – les droits universels, la démocratie, la raison, la révolution et le bonheur de l’homme – comme « étant du ressort de la décadence et du déclin1 ». Et cette attaque se fait précisément à un moment où une version affaiblie et édulcorée des Lumières est souvent évoquée par les partis traditionnels, ainsi, « dans le discours actuel, les Lumières sont présentées comme un projet accompli: on est passé de droits et de lutte politique à des valeurs et à leur conservation2 ». Ce glissement de droits à conquérir vers des valeurs à conserver n’est pas anodin car il supprime par conséquent la dimension politique et émancipatoire des Lumières et induit une certaine dépolitisation de celles-ci : difficile d’y recourir et de s’appuyer sur elles pour lutter contre la pauvreté et contre les inégalités, par exemple. Cette démonétisation fait que l’élite politique va continuer d’utiliser le jargon propre aux Lumières mais avec un contenu qui, lui, est devenu fondamentalement différent. Les mouvements d’extrême droite peuvent alors aisément s’engouffrer dans les brèches créées par ce double discours, tout en veillant à ne pas s’opposer frontalement aux structures de pouvoir existantes mais en exploitant les contradictions internes des idéologies dominantes pour recadrer leurs notions et idées.

Stratégie pour contrer

Aide-mémoire : Vous citez cette phrase de George Orwell : « Quand l’extrême droite progresse chez les gens ordinaires, c’est d’abord sur elle-même que la gauche devrait s’interroger » et rappelez les trois grands axes de lutte contre l’extrême droite au travers du triangle rouge. Pourriez-vous nous brosser à grands traits ce qu’il convient selon vous de proposer ?

Olivier Starquit : La citation de George Orwell souligne le fil rouge de ce livre, à savoir que l’extrême droite n’est forte que de nos faiblesses. ET le pari effectué par les partis sociaux-démocrates, après la chute du Mur de Berlin, d’accompagner le néolibéralisme plutôt que de s’y opposer s’est avéré être un échec cuisant. Ce pari envisagé était peut-être celui qui tendait à penser que les classes ouvrières, même abandonnées, seraient acquises pour toujours. Mais les résultats électoraux ont montré que ces classes se sont réfugiées majoritairement dans l’abstention. Or, la défaite de l’extrême droite ne passera que par l’inclusion des laissés-pour-compte dans un autre modèle socio-économique. Un modèle socio-économique qui lutterait notamment contre le libre-échange et défendrait une extension des services publics, qui exigerait un accueil de qualité des demandeurs d’asile tout en remettant en cause les facteurs structurels qui provoquent l’émigration et partirait à la conquête d’une démocratie réelle. Cette lutte contre l’extrême droite s’articulerait autour de trois axes politiques fondamentaux : l’opposition au néolibéralisme, la bataille contre le durcissement autoritaire de l’État, la lutte contre la xénophobie et le racisme. Par conséquent, au lieu d’abandonner les classes populaires à leur triste sort, la social-démocratie serait peut-être mieux inspirée si elle laissait tomber sa posture moralisatrice et allait retrouver ce peuple perdu.

Julien Dohet : En ce qui concerne le triangle rouge, une bonne synthèse serait de dire que la lutte contre l’extrême droite s’articule autour de trois plans principaux que l’on doit utiliser avec plus ou moins d’importance et d’intensité selon les circonstances et les besoins tactiques3. Il y a tout d’abord l’éducation et la formation. C’est celui qui est le plus développé et qui fait consensus depuis 40 ans. Force est cependant de constater qu’à lui seul il est insuffisant. Le deuxième plan est celui développé ci-dessus par Olivier, à savoir la question socio-économique. Comme nous l’avons dit, l’extrême droite à une vision du monde basée sur l’inégalité. Elle est donc comme un poisson dans l’eau au sein d’une société inégalitaire. À l’inverse, elle ne réussit jamais à se développer dans une société marquée par une forte égalité socio-économique. Les initiateurs du pacte social de 1944 l’avaient d’ailleurs parfaitement compris. Enfin, le troisième plan est celui de la lutte effective non seulement contre les idées mais aussi contre les structures et les militants d’extrême droite. Il s’agit de renouer avec la tradition d’auto-défense antifasciste et de reconnaître le caractère violent de l’extrême droite et de la nécessité de s’y opposer. Cela passe par des opérations d’action directe et d’occupation de l’espace public. Ou, pour être plus précis, d’empêcher l’extrême droite d’occuper cet espace. La lutte contre l’extrême droite se doit donc d’être plurielle et surtout offensive.

Femmes

Aide-mémoire : On peut avoir le sentiment, quand on s’intéresse à l’extrême droite, d’une thématique et d’une dynamique très masculines (sans vouloir tomber dans l’essentialisme). Peut-être cette impression est-elle erronée… Avez-vous un avis là-dessus ? Quelle place ont les femmes dans le paysage de l’extrême droite aujourd’hui ? En tant qu’actrices, partisanes, en tant que sujets dans l’idéologie d’extrême droite et en tant qu’opposantes ?

Olivier Starquit : S’il y a bien un invariant gravé dans le marbre idéologique de l’extrême droite, c’est celui de la place qu’elle réserve à la femme ; à savoir à la cuisine et à l’éducation des enfants, donc les femmes sont les premières visées et devraient par conséquent être les premières au front.

Julien Dohet : Dans son discours actuel l’extrême droite met parfois les femmes en avant (jusque dans sa structure, pensons à Marine Le Pen ou sa nièce Marion Maréchal) voire parle d’un féminisme « national » ou « identitaire » qui agirait en défense des acquis des dernières années, menacés par l’islam. Ce discours s’appuie également sur une valorisation du rôle traditionnel de la femme comme épouse et mère. Et bien entendu en opposition aux revendications LGBTQI+ et contre l’avortement. Derrière un vernis pseudo-féministe, on retrouve donc rapidement la vision traditionnelle de l’extrême droite. Une vision contre l’émancipation réelle des femmes.

  1. Ico Maly, Hedendaagse Antiverlichting, Berchem, EPO, 2019, p. 13
  2. Idem, p. 50
  3. Voir à ce sujet Julien Dohet, « Les trois fronts de l’antifascisme » in Agir par la culture n°59 de l’automne 2019, pp.25-27 https://www.agirparlaculture.be/les-trois-fronts-de-lantifascisme/