Aide-mémoire>Aide-mémoire n°96

Editorial
Les fantômes de la Commune en commun

Gaëlle Henrard

Rédactrice en cheffe adjointe

On a beau embaumer les morts et le passé avec eux, il y a sans cesse et partout des resurgissements de leur vitalité. 150 ans avant nous, il était une fois une expérience de vie en commun dans une ville, des quartiers où hommes et femmes décidèrent d’occuper la démocratie, de défendre la justice et l’égalité pour tout le monde, de reconnaître la légitimité de la parole de chacun et chacune. Loin d’être une résistance sans contradictions ni violence, on y avait d’abord à cœur de ne pas s’approprier ce qui ne nous appartient pas, ou plutôt ce qui appartient à tout le monde, à commencer par l’espace, la parole et la décision. L’Histoire a retenu cette expérience sous le nom de « Commune de Paris », parce que c’est là que ça s’est passé, en 1871.

Portant attention à ce que les morts font faire aux vivants (voir Ludivine Bantigny, p.4), la philosophe Vinciane Despret parle de « prolonger une œuvre1 » :
« Les morts prennent souvent soin des vivants par personne interposée », dit-elle. Alors de qui ces communeux·ses et leurs histoires prennent-elles soin ? Qui en est bénéficiaire ? Et qui sont les « personnes interposées » ?

S’inscrire dans les nombreux événements organisés, notamment à Liège, en ces 150 ans de la Commune2, c’est d’abord raconter des histoires vécues par des gens ordinaires, les faire exister sans en gommer les aspérités et se laisser affecter par elles, puis les relayer. Parce que peut-être les mort·e·s n’ont-ils/elles pas besoin d’être commémoré·e·s ou remmémoré·e·s, mais bien relayé·e·s3. Ne pas en faire un canon ou une bannière pour la pensée, mais une inspiration pour les gens qui, aujourd’hui, luttent ou cherchent l’élan vers un monde plus juste et plus digne. Porter ces histoires comme « des lanternes dans la tête4 », c’est potentiellement ne plus regarder de la même manière « le monde comme il va » autour de nous. C’est mettre des obstacles sur la voie du mépris de ceux qui extraient plus qu’ils ne partagent, de ceux qui rêvent de coloniser les territoires du cosmos avant d’avoir appris à mettre la terre, les cheminées et les marmites en commun. Ainsi peut-être est-ce dans ce souci du bien commun que la Commune requiert notre intérêt (voir Olivier Starquit et Jérôme Delnooz en p.5), pour que tous et toutes disposent d’un accès à la connaissance et à sa production, à une alimentation de qualité qui ne détruit pas le vivant sur son passage, à des soins de santé justes et dignes, à du débat conflictuel pour prendre part aux décisions sur ce qui nous concerne en tant que vivants parmi d’autres vivants…

Bien sûr, il y a eu l’écrasement de la « semaine sanglante », et ces occupants méprisés ont été délogés, comme d’autres encore aujourd’hui, des zones à défendre ou grandes avenues parisiennes (voir Henri Deleersnijder et Denis Saint-Amand en p.10). Mais cette histoire est aussi celle d’un espoir de bonheur… « On serait beaucoup plus heureux… » disent les communeux·ses. « Ce soleil tiède et clair qui dore la gueule des canons, cette odeur de bouquets, le frisson des drapeaux, le murmure de cette Révolution qui passe tranquille et belle comme une rivière bleue, ces tressaillements, ces lueurs, ces fanfares de cuivre, ces reflets de bronze, ces flambées d’espoir.5 » Née du mépris, la Commune est aussi une histoire de lutte lumineuse pour « changer la vie ». Du pire peut certainement sortir le meilleur. Relayer donc… et que la Commune soit plus une étincelle qu’un « astre mort ».

  1. Vinciane Despret, Au bonheur des morts. Récits de ceux qui restent, Paris, La Découverte, 2017, pp.114-115.
  2. Voir la riche programmation sur la page Facebook « Vive la Commune Vive la Sociale ».
  3. Voir Benedikte Zitouni dans « Écoféminismes : la réactivation des joies énergiques », rencontre Point Culture Bruxelles avec Benedikte Zitouni, Isabelle Stengers et Myriam Bahaffou, 16 novembre 2020. En ligne sur le site de www.pointculture.be.
  4. Gaël Faye, Irruption.
  5. Cité dans Ludivine Bantigny, La Commune au présent. Une correspondance par-delà le temps, Paris, La Découverte, pp.196-197