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Converser avec le monde, raconter des histoires : Pour une autre fabrique du savoir

Par Maite Molina Mármol

L’ambition du présent numéro de la revue Aide-mémoire est de penser la fabrication du savoir et d’interroger sa dimension démocratique. Une telle démarche constitue l’opportunité de proposer une exploration de la pensée foisonnante – et de prime abord peut-être un peu déroutante – de Donna Haraway, zoologue et philosophe américaine, contributrice essentielle des feminist science studies.

Haraway réfléchit notre monde, celui de la « technoscience », marqué par le trouble des frontières entre non humain et humain, entre nature et culture. Plusieurs figures peuplent sa pensée : en premier lieu celle, centrale, du cyborg, assemblage d’organique et de machine, qui chemine avec d’autres. Les primates puis, plus tard, les « espèces compagnes » (les chiens, par exemple) viennent en outre questionner la séparation humain/animal. De même encore la puce de silicium ou les gènes suscitent l’indécision à l’heure de distinguer ce qui est physique de ce qui ne l’est pas1.

À l’image de son cyborg en tant que figure politique, Haraway n’entend pas se contenter du « diagnostic d’un présent en mutation » mais poursuit une « visée de transformation2 ». Sa pensée se situe sur ces deux plans.

Donna Haraway et Cayenne

À partir de l’étude de la manière de faire science, elle propose et défend une conception du savoir qui repose notamment sur la multiplication des points de vue, sur la pluralité des voix qui ont à se faire entendre, non pas « sur » un sujet mais « avec » celui-ci – que ce dernier, d’ailleurs, soit humain ou non humain.

Ces propositions, brièvement présentées ici, peuvent paraître radicales, mais il s’agit avant tout d’engager un pari rendant possible de considérer le monde non plus comme une entité passive et inerte à découvrir, mais comme un sujet actif avec lequel il faut désormais converser – au sens premier du terme, « vivre avec », peut-être plus qu’à celui dérivé et devenu commun de « l’échange de paroles », nous y reviendrons.

Sur le modèle des pratiques à l’œuvre dans les sciences humaines et sociales, Haraway invite non seulement les sciences dites « dures » à reconnaître que « l’intervention des personnes étudiées métamorphose elle-même entièrement le projet de production de théorie sociale3 ». Mais, au-delà, elle défend la nécessité de multiplier des témoins et d’élargir les communautés de recherche suivant l’idée que « plus on a de témoins, de témoignages, de récits, mieux on se porte4 ».

Les savoirs situés, basés sur une « objectivité encorporée »

La notion de savoirs situés est en effet une réponse à l’exigence d’objectivité sur laquelle se fondent les sciences. Elle gagne à être considérée à partir de la métaphore de la vision proposée par Haraway qui bat en brèche l’idée d’une prétendue objectivité scientifique dont elle démontre que celle-ci sert en réalité un objectif politique.

Le point de vue neutre sur le monde, unique et s’exprimant de nulle part, se révèle en effet être celui de l’Homme Blanc, qui le met au service d’un projet de domination de l’autre et du monde. Contre ce GodTrick (« truc divin ») marquant à la fois l’imaginaire des techniques modernes de la vision et soutenant les visées impérialistes5, Haraway défend des savoirs situés féministes encorporés, localisables, porteurs de leur ancrage et donc responsables. Il s’agit de parler à partir de la place que l’on occupe pour prendre en charge cette place, ce qui en découle et ce qui la constitue et donc accepter une responsabilité – inexistante dans une perspective de neutralité. Dans le sillage des théories féministes du standpoint, il s’agit de défendre la pertinence et même le « privilège de la perspective partielle » qui voit et parle à partir d’une place dans le monde. Il s’avère que cette perspective est mieux à même d’être mise à jour et défendue par les féministes qui « ont intérêt à projeter une science de relève qui donne une traduction plus juste, plus acceptable, plus riche du monde, pour y vivre correctement et dans une relation critique et réflexive à nos propres pratiques de domination et à celle des autres ainsi qu’aux parts inégales de privilège et d’oppression qui constituent toutes les positions6 ».

Ainsi, Haraway « […] milite pour les politiques et les épistémologies de la localisation, du positionnement et de la situation, où la partialité, et non l’universalité, est la condition pour faire valoir ses prétentions à la construction d’un savoir rationnel. Ce sont des prétentions qui partent de la vie des gens ; la vue depuis un corps, toujours complexe, contradictoire, structurant et structuré, opposé à la vue d’en haut, depuis nulle part et simple7 ».

Il s’agit de parler à partir de la place que l’on occupe pour prendre en charge cette place.

Deux garde-fous encadrent néanmoins le plaidoyer pour ces perspectives « partielles et partiales ». D’une part, Haraway refuse le relativisme qui postule l’égalité des positionnements : « tout ne se vaut pas car toute position, toute prise de position amène avec elle un monde, et les mondes comptent8 ». D’autre part, elle se méfie tant des postures romantiques que des prises de position dénonciatrices qui encadrent souvent les points de vue assujettis, d’autant que « voir d’en bas requiert au moins autant de savoir-faire avec les corps et le langage, avec les médiations de la vision, que les visualisations “technoscientifiques” les plus élevées9 ».

Les savoirs situés – partiels, localisables, critiques – ne peuvent donc prétendre à l’innocence, au sens où il s’agit de constamment avoir conscience de l’incidence des points de vue sur le monde, et même de revendiquer cet engagement « dans la création collective du monde10 ». Le scientifique est ainsi amené à entrer en relation, à « s’associer avec un autre, pour voir avec lui sans prétendre être l’autre11 ».

La « conversation » avec le monde prend ainsi l’image du jeu de ficelles (cat’s cradle) basé sur le mouvement et la succession de formes : les interactions qu’Haraway encourage sont complexes, plurielles, impliquées dans des nœuds qui se transforment avec elles12.

Décrire, raconter, imaginer

Voir avec l’autre donc, mais comment en rendre compte ? Dans la perspective des savoirs situés, il s’agit, on l’a compris, de fabriquer du sens et pas seulement de déconstruire13. Pour ce faire, considérons tour à tour trois gestes – toutefois intrinsèquement mêlés – que pose Donna Haraway.

En premier lieu, décrire en se souvenant que toute description constitue déjà une intervention sur ce que l’on considère comme important et pertinent14. Décrire et redécrire pour s’éloigner des réductionnismes et densifier, au point que cette redescription devient « théorie »15.

Ensuite, raconter qui est « la meilleure manière de penser16 ». Il s’agit encore une fois de reconnaître que les récits constituent des représentations, mais qu’ils donnent aussi forme au monde. Dans la logique des savoirs situés qui rendent nécessaires les réseaux de connexion – « appelés “solidarité” en politique et “conversations partagées” en épistémologie17 » –, Haraway en appelle ainsi à une « politique des récits ».

Enfin, imaginer et réserver une place à la dimension spéculative de la pensée – pour Haraway, sur le mode plus spécifique de la science-fiction qui occupe une place importante dans son imaginaire conceptuel et politique18. Pour elle encore, « réalité » et fiction ne se placent aucunement dans un rapport hiérarchique, ayant l’une comme l’autre des effets sur le monde19. À l’instar de la nécessité de multiplier et mêler les points de vue, chez Haraway, la pensée et l’écriture s’hybrident et ne peuvent faire la part entre réalité et fiction.

Bien entendu, emprunter la voie ouverte par les savoirs situés offre peu de certitudes. S’y engager, c’est néanmoins œuvrer à mettre en relation tous ceux, toutes celles et tout ce qui habite(nt) ce monde pour que chacun prenne part à la pensée et à la construction de ce dernier.

Un exemple de savoir situé et encorporé – « Inondées d’urine »

Dans Vivre avec le trouble, Donna Haraway réfléchit à partir des parallèles qu’elle établit entre les expériences qu’elle-même et sa chienne Cayenne ont à vivre.

Cayenne, souffrant d’incontinence, se voit prescrire par la vétérinaire la prise de DES, médicament aux propriétés oestrogéniques initialement destiné aux femmes pour prévenir avortements spontanés et accouchements prématurés. Dispensé à près de deux millions de femmes pour les seuls États-Unis à partir de 1938, il s’avère que ce traitement provoque chez les enfants nés de ces femmes des anomalies génitales, accroit les risques de cancer prématuré et entraîne des malformations. Ayant de plus constaté que le médicament n’avait pas l’efficacité escomptée, il est interdit en 1971 mais reste utilisé à des fins vétérinaires – notamment aussi comme hormone de croissance dans l’industrie bovine, usage établi grâce à un partenariat entre l’industrie agricole et les sciences agricoles universitaires.

Donna, quant à elle, est amenée à prendre du Premarin au moment de sa ménopause et pour prévenir un risque familial de maladie cardiaque. Ce médicament est fabriqué à partir d’œstrogènes naturels prélevés dans l’urine de juments qui sont, pour ce faire, confinées dans des box, artificiellement et continuellement engrossées, leurs poulains étant quant à eux jetés. Après avoir constaté que le Premarin n’avait pas les effets escomptés et que sa prise était accompagnée d’effets indésirables non négligeables – tels que caillots sanguins, accidents cérébro-vasculaires, crises cardiaques et cancers du sein –, sa production a été réduite sans pour autant être interdite. Premarin est en effet un produit très lucratif, proposé depuis 2009 par Pfizer.

Dans ces deux situations se voient entremêlés inextricablement plusieurs points. D’abord, la question des soins médicaux, de leur nécessité, leurs bénéfices et les risques sanitaires qui en découlent. Ensuite, la thématique de l’exploitation des autres – humains et non humains – nécessaire à la conception et la fabrication de ces produits. Enfin, le problème des intérêts économiques en jeu – ici, ceux des industries agricoles et pharmaceutiques notamment.

Lorsque Donna Haraway raconte ces histoires, elle propose de penser le monde dans et à partir de ce que nous vivons, pour en proposer une connaissance qui vise à « changer le monde », pour quitter l’innocence et endosser nos responsabilités :

« Ayant avalé du Premarin, j’ai davantage de comptes à rendre sur la question du bien-être des éleveurs, des écologies des prairies du Nord, des chevaux, des activistes, des scientifiques et des femmes atteintes du cancer du sein – davantage que si je n’en avais pas pris. Donner du DES à ma chienne me met en position de devoir rendre des comptes quant à certaines histoires et à certaines possibilités qui perdurent (…). Confrontés à une multitude d’histoires toutes terribles – quoique pas de la même manière –, nous sommes toutes et tous responsables de et envers la formation de conditions propices à l’épanouissement multispécifique20».

  1. Donna Haraway, « Manifeste Cyborg : science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle », La Découverte, in Mouvements, 2006/3, n°45-46, p. 15-21 [disponible en ligne sur le site du Cairn].
  2. María Puig de la Bellacasa, Les savoirs situés de Sandra Harding et Donna Haraway. Science et épistémologie féministes, Paris, L’Harmattan, 2014, p.149.
  3. Donna Haraway, « Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle », in Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais. Sciences, fictions, féminismes. Anthologie établie par Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan, Paris, Exils Éditeur, 2007 [1988], p. 130 (pp. 107-142).
  4. María Puig de la Bellacasa, op. cit., p. 221-223.
  5. Pour reprendre les termes utilisés par Haraway, « ces prothèses nous montrent que tous les yeux, y compris nos propres yeux organiques, sont des systèmes de perception actifs, intégrés dans des traductions et des manières particulières de voir, c’est-à-dire des manières de vivre ». Donna Haraway, « Savoirs situés […] », op.cit., p. 112-118.
  6. Donna Haraway, « Savoirs situés […] », op.cit., p. 112-113.
  7. Ibid, p. 126.
  8. María Puig de la Bellacasa, op. cit, p. 167-168.
  9. María Puig de la Bellacasa, citant elle-même Haraway, op. cit., p.173.
  10. María Puig de la Bellacasa, op. cit, p. 178.
  11. Donna Haraway, « Savoirs situés […] », op.cit., p. 122.
  12. Je tiens à remercier Lucienne Strivay qui a attiré mon attention sur la dimension forte de la « conversation » telle qu’elle est proposée par Haraway, et m’a éclairée en me rappelant cette métaphore du jeu de ficelles.
  13. María Puig de la Bellacasa, op. cit., p.129.
  14. Idem.
  15. Ibid, note 120, p. 126-127.
  16. Comme le déclare Haraway dans le film que Fabrizio Terranova lui a consacré. Fabrizio Terranova, Donna Haraway : Story Telling for Earthly Survival, 2016, 90’. Disponible à la location en ligne.
  17. Donna Haraway, « Savoirs situés […] », op.cit., p. 119-120.
  18. María Puig de la Bellacasa, op. cit., p.129.
  19. Ibid, p. 234.
  20. Cet exemple est issu du chapitre « Inondées d’urine. DES, Premarin et respons(h)abilité multispécifique », in Donna J. HARAWAY, Vivre avec le trouble, Les éditions des mondes à faire, 2020, pp.233-254 (p.254 pour le texte cité).