Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°97

Experts partout, science nulle part

Par Olivier Starquit

Dans l’excellent opus Histoires d’un Allemand1, Sebastian Haffner partage ses interrogations visant à savoir comment, il y a neuf décennies, une société éduquée, avancée, rationnelle avait pu glisser dans les miasmes des extrémismes et des totalitarismes : une lecture pertinente qui, en outre, offre quelques éléments de compréhension par rapport à notre monde contemporain.

La Belgique offre ces derniers temps un spectacle lugubre. Un terroriste d’extrême droite en cavale est perçu par 50.000 citoyens comme un héros. Et les forces démocratiques apparaissent comme apathiques, tétanisées. D’autre part, la double période de confinement a également donné lieu à de nombreuses joutes entre experts, voire entre experts et corps politiques, voire encore entre citoyens se déchirant autour des positions défendues et adoptées par les uns et les autres. Le tout donnant parfois l’impression d’avoir autant d’experts que de citoyens : « tous experts » apparaît en effet comme le mot d’ordre de la crise COVID et ce, de façon impressionnante, sur à peu près toutes les thématiques. Et au final, sans que tout cela n’aide au processus décisionnel, ni à faire société. Comment a-t-on pu en arriver là ?

Réseaux asociaux et crépuscule de la rationalité

Depuis leur apparition, force est de constater que les réseaux sociaux n’aident pas. En effet, en ces lieux, la culture du débat devient un oxymore et cède la place à cette volonté de désigner des coupables, des boucs émissaires, en portant des discussions hargneuses et stériles. La haine, les invectives et le ressentiment deviennent des instruments de communication au profit de la détestation, du manichéisme et du simplisme. Les plumitifs des plateformes tendent de plus en plus à délégitimer la démocratie. Entre fascination et apathie, nous sommes entrés dans une époque irrespirable marquée par le désarroi des forces démocratiques. Les réseaux sociaux qui, dans un certain idéal, auraient pu devenir des espaces ouverts de débat et d’intelligence collective, sont devenus des lieux d’invective, de lynchage et d’hystérie : « L’espace ouvert par les réseaux sociaux apparait de plus en plus comme un espace, non pas de débat ni de confrontation d’arguments construits, mais de pensées subjectives jetées en pâture, de dénigrement et de disqualification de l’autre, voire de harcèlement. Comment organiser un débat démocratique dans ces conditions ? Quelles sont les pistes pour rouvrir des espaces de dialogue sans affrontement constant sur les faits2 ? »

Infantilisation ou intelligence collective ?

Au-delà de ce questionnement pertinent, tout ne doit néanmoins pas être mis sur le dos des réseaux sociaux. Le ton et la posture adoptés, tout au long de la gestion de la crise sanitaire, dans le cadre du processus décisionnel scientifique et politique ont également leur part de responsabilité : s’adresser à la population comme s’ils étaient des enfants ne peut que générer en retour des comportements infantiles. Pour le dire autrement, « quand on traite les gens comme des idiots et qu’on leur demande d’avoir confiance dans ce qui n’est pas fiable, on se retrouve devant des sceptiques généraux et ça c’est une catastrophe culturelle3 ». Informer ne suffit pas. La parole descendante ne suffit pas. « Informer est essentiel pour motiver les décisions, mais prendre en compte le point de vue des destinataires de la décision l’est tout autant4 ». Autre écueil que nous avons pu constater : une volonté évidente de se cacher derrière la toute-puissance présumée de la science pour ensuite imposer des décisions au lieu de miser sur l’intelligence des citoyens.

La question du temps

Or la culture du doute propre aux disciplines scientifiques mobilisées pour nous instruire sur la pandémie ne s’accommode guère avec le besoin de vérités fermes et définitives à livrer clés en mains à l’opinion publique : « Les médias réclament une objectivation immédiate de la situation, ce qui est absolument impossible. Cette impuissance temporaire entretient un sentiment de défiance de la part de leur public, qui vient gonfler celle déjà bien installée envers la parole politique. Un mécanisme propre à renforcer toute la tendance complotiste5. » Idéalement, il conviendrait en effet de prendre son temps, se libérer du diktat de l’immédiateté, offrir des clés aux citoyens afin qu’ils puissent ensuite effectuer des choix éclairés, et dans ce cadre, « la recherche scientifique c’est un temps long, un processus collectif, un processus collectif avec des controverses internes, qui est parfois peu compatible avec le temps démocratique6 ».

« La science » cela n’existe pas

Avec ébahissement, nous avons aussi parfois entendu des politiques lancer avec aplomb « nous écoutons la science », comme si cette dernière seule devait nous guider, épouvantail magnifique s’il en est. « Or c’est toujours une très mauvaise idée de demander à “la science” ce qu’il faut faire, parce que ce n’est pas du tout son boulot. Son travail, c’est de chercher à poser des questions pertinentes. Or dès qu’on dit “la science”, on oublie la pertinence des questions. On fait comme s’il y avait une méthode scientifique tout terrain qui allait répondre à tout de manière objective. C’est aussi une manière de faire taire les gens, puisqu’on sait bien que les gens sont incapables de comprendre “la science”7. » Alors que, jusqu’à preuve du contraire, il faut rappeler que c’est le monde politique qui a choisi les experts appelés à la rescousse. Sur quelle base ? C’est le monde politique qui a, à un moment donné, accordé la prépondérance à certaines disciplines scientifiques et en a ignoré d’autres : « [Cette] décision est en soi un geste politique, puisque vous vous coupez de connaissances qui pourraient être utiles. Je pense aux sciences sociales qui ont été très peu consultées, mais aussi aux pédiatres et aux psychiatres qui essaient d’avertir depuis un an des conséquences du confinement8. » Loin d’avoir une répartition des tâches où le monde scientifique aurait un rôle propositionnel et le monde politique un rôle décisionnel, il y a souvent eu confusion des genres, et cette dernière n’est pas propice à instaurer et à promouvoir la confiance.

Pour ne pas conclure

La gestion de la crise sanitaire a, à tout le moins, montré et démontré au moins deux choses : « Il est urgent de repolitiser la place des sciences dans la société. Car ce qui se passe dans les laboratoires, qu’ils soient publics ou privés, nous concerne en tant que citoyens, usagers, consommateurs ou patients9. » Et sur un plan plus macro, nous pouvons suivre Isabelle Stengers, lorsqu’elle indique que nous sommes à la croisée des chemins : « La démocratie peut prendre plusieurs formes, elle peut suivre deux extrêmes. D’une part, se réduire à l’art de diriger un troupeau sans qu’il se révolte, en le rendant donc docile par tous les moyens. D’autre part, tendre vers l’exigence sans cesse reconduite et sans cesse approfondie que les gens pensent ensemble. Ça peut se faire en tension et en conflit mais ils pensent ensemble et ils essaient de faire sens en commun quant à l’avenir qui serait possible pour eux10. »

  1. Sebastian Haffner, Histoire d’un Allemand. Souvenirs (1914-1933), Paris, Babel, 2004.
  2. « Complotisme, dépolitiser le débat à tout prix : entretien avec Jérôme JAMIN et Marie PELTIER », Politique, revue de débats, n° 115, p. 93.
  3. Isabelle STENGERS, « Se libérer de l’imaginaire capitaliste », Agir par la culture, Hiver 2020, p.21. Voir également l’entretien avec Isabelle Stengers en pp.4-5 de ce même numéro.
  4. Laurence VAN RUYMBEKE, « Il est temps de faire revenir le risque en démocratie : entretien avec Frédéric CLAISSE (ULiège) », Le Vif-L’Express, n° 17, 29 avril 2021, p.59.
  5. Elena SCAPPATICCI, « Dormez tranquilles », Marianne, 26 mars - 1er avril 2021, p. 55.
  6. Anthony LAURENT, « Il est urgent de repolitiser la place des sciences dans la société », propos recueillis par Hugues DORZÉE, Imagine, mars-avril 2020, p.43.
  7. Isabelle STENGERS, art. cit., p. 21.
  8. Frédéric CLAISSE, in Laurence VAN RUYMBEKE, art. cit., p.57.
  9. Anthony LAURENT, art. cit., p.42.
  10. Isabelle STENGERS, art. cit., p. 22.