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« Ose connaître » Science, imagination et démocratie

Entretien avec Isabelle Stengers

On connaît Isabelle Stengers (philosophe et professeure émérite à l’Université de Bruxelles) pour avoir publié comme chimiste avec le Prix Nobel Ilya Prigogine en 1979. C’est vers la philosophie des sciences qu’elle s’est ensuite tournée. Ses travaux portent sur les savoirs modernes dont elle célèbre l’aventure afin de pouvoir lutter contre leur alliance historique avec la raison entendue comme autorité. On a discuté avec elle de la production des savoirs scientifiques et des rapports que la science entretient avec le pouvoir, la démocratie et avec un sens commun qu’il serait question de revaloriser, en commençant sans doute par une réactivation de nos imaginaires… Avec en filigranes, une question : quelle société démocratique pourrait bien se passer du débat sur ce que « la science » imagine, cherche et décide pour encadrer nos vies ?

Gaëlle Henrard : Commençons peut-être par le savoir scientifique tel qu’il est conçu dans les institutions de recherche. Comment la recherche y est-elle envisagée ?

Isabelle Stengers : Il faut sans doute d’abord distinguer d’une part la recherche scientifique dite libre, c’est-à-dire celle qui fonctionne sur fonds publics, à l’université ou dans d’autres institutions, et d’autre part celle qui est financée par des fonds privés, parce que considérée comme « utile » au progrès. Par ailleurs, au cours des dernières décennies, une situation de relative autonomie vis-à-vis des intérêts économiques a été détruite par ce qu’on appelle « l’économie de la connaissance », surtout dans les domaines de recherche où sont en jeu des brevets et autres potentielles lourdes retombées financières. La plupart des programmes de recherche scientifique sont désormais officiellement contraints de susciter les intérêts privés pour être envisagés et subventionnés. Donc l’idée que la recherche scientifique doit au départ être désintéressée est un peu un idéal d’un passé dépassé. On a fait comprendre aux scientifiques que la fête était finie et que la science était désormais un rouage de l’économie et de la croissance. Cela produit pas mal de fraudes et de perte de fiabilité des résultats.

Portrait d’Isabelle Stengers

Gaëlle Henrard : Qu’en est-il de l’aspect démocratique de ce secteur ?

Isabelle Stengers : Sur le caractère démocratique des sciences, dans les différents cas de figure, la dynamique démocratique est assez inexistante. Le public est censé être le bénéficiaire passif et reconnaissant de la recherche. Il est prié de se tenir à distance de toute cette histoire qui se passe au-dessus de sa tête et dans laquelle il n’est pas considéré comme capable d’intervenir. Disons donc que du point de vue d’une normalité démocratique, si elle existe encore, le développement scientifico-industriel bénéficie d’un état d’exception. Pour que les sciences soient mises en démocratie, celles et ceux qui sont concernés par un projet ou une innovation devraient avoir voix au chapitre et potentiellement pouvoir objecter suivant des raisons dont la plupart du temps les scientifiques ne veulent pas entendre parler. Aujourd’hui, cette objection ne parvient à se faire que sur le seul mode de la résistance la plupart du temps réduite à de l’irrationalité, à de la crainte ou à un comportement réactionnaire.

Gaëlle Henrard : Cette irrationalité semble en effet l’argument ultime opposé dans les débats de société, pas exclusivement d’ailleurs sur les questions d’ordre scientifique.

Isabelle Stengers : Le mot irrationnel vise toujours le public qui ne se soumet pas aux critères bien compris de la recherche. C’est une situation éminemment malsaine d’autant plus au vu de la convergence d’intérêts entre les questions que les scientifiques aiment à poser et les orientations que l’industrie aime à adopter. Leurs intérêts respectifs sont acceptés comme rationnels, et le prix du type de développement qu’ils envisagent est défini comme malheureusement nécessaire. La propagande scientifique est toujours utile à l’industrie quand un développement industriel peut se présenter comme issu du « progrès scientifique ». Pour prendre l’exemple des OGM, beaucoup de biologistes ont affirmé qu’ils constituaient la solution rationnelle à la faim dans le monde (sans qu’ils connaissent pour autant les mécanismes de cette dernière). S’est alors manifesté un public qui était loin d’être irrationnel, craintif pour sa santé, ou croyant au caractère sacré de la vie, arguments qui auraient été faciles à rejeter. Ces gens se sont coalisés pour des raisons très fortes, solidement documentées, et ont fait alliance sans prétendre à une vérité unique. Ils sont parvenus à rendre visibles les dangers biologiques de la culture systématique des OGM, l’apparition de mauvaises herbes résistantes, mais aussi le problème des brevets, de la monoculture en tant que telle, et de la mainmise des entreprises agro-industrielles sur ce secteur de notre vie collective qu’est la production de nourriture. Cette alliance extrêmement bien informée a fait vaciller les experts peu préparés à des objections véritablement politiques. Et depuis, bien qu’elle soit sans cesse relancée, l’histoire des OGM en Europe bafouille.

Cela a permis ce que j’appellerais une vraie culture scientifique contre l’idée d’une science source de savoir en général. Les questions auxquelles les scientifiques peuvent obtenir des réponses fiables sont très sélectives, et ils n’ont pas l’habitude de reconnaître tout ce que ces questions demandent de négliger, en public mais même entre eux car leur imagination est focalisée sur la possibilité d’une réponse. Si une recherche en laboratoire peut être dite fiable, à partir du moment où le produit de cette recherche quitte le labo et entre dans les mains des intérêts industriels, cette fiabilité peut s’évaporer car il rencontre alors un monde qui ne se soumet pas aux opérations de laboratoire et qui produit des conséquences inattendues, le plus souvent assez catastrophiques.

Et donc cette notion de rationalité scientifique ne me paraît pas être à sa place dans ces histoires. Si les « croyances » des non-scientifiques sont souvent qualifiées d’irrationnelles, on ne semble jamais percevoir l’irrationalité propre aux scientifiques qui se disent en effet capables de répondre aux dangers provoqués par le mode de développement auquel ils participent. Cette pensée solutionniste est toujours très forte alors que les désastres écologiques ne cessent de se multiplier et de s’enchevêtrer. Il semble très difficile pour les scientifiques de reconnaître leur responsabilité dans un certain nombre de problèmes, irresponsabilité qui fait partie de leur éducation. Leur imagination est en outre très fortement canalisée. Ainsi, certaines questions sont mal vues, et les scientifiques auront avantage à les poser à leur oreiller plutôt qu’à leurs collègues. Il y a une chose qui les tient très fort, c’est l’idée qu’il faut faire avancer la connaissance. J’appelle cela la science mobilisée, à l’image d’une armée mobilisée pour avancer le plus vite possible, drillée pour poursuivre un objectif clair et ne pas faire attention aux dégâts qu’elle cause, c’est-à-dire à la particularité des localités qu’elle traverse. Il en va de même pour les connaissances scientifiques qui, pour avancer, trouvent légitime de ne pas prendre en compte ce qui pourrait les ralentir. J’ai écrit un livre affirmant qu’une autre science était possible, mais qu’elle devrait ralentir, prendre le temps d’écouter et d’apprendre. Et je le pense, c’est possible. De plus en plus de jeunes scientifiques et d’ingénieurs quittent les labos et se révoltent contre le type de formation qui leur est proposée.

Gaëlle Henrard : Quelle serait l’éducation scientifique qui permettrait un redéploiement de l’imagination et d’une « autre science » ?

Isabelle Stengers : Disons que du point de vue d’une formation scientifique, ça pourrait être une obligation pour les chercheurs de participer activement et sérieusement à des débats où leurs propositions sont débattues. Cela les mettrait par exemple en présence de paysans cherchant à produire autrement et ils seraient évalués sur ce que les paysans leur ont appris. Cela les exposerait à ce qui aujourd’hui est dit « dangereux » dans certains milieux de recherche parce que mettant en doute les solutions proposées. Et ce serait aussi cela qui les qualifierait comme scientifiques.

Pour qu’une autre science soit possible, il faudrait abandonner ce mot d’ordre de l’« avancée des connaissances » en le remplaçant par exemple par des « savoirs situés » ainsi que les a nommés, développés et pratiqués Donna Haraway.1 Là où l’idée d’avancée des connaissances vous dé-situe, un savoir situé apprendrait des situations concrètes, de leur multiplicité et non suivant un mode accumulatif. Ainsi, s’occuper de ce que provoqueront des OGM dans des centaines de milliers d’hectares de champ, cela ouvrirait à des questions multiples et enchevêtrées : un champ n’est ni un laboratoire, ni un autre champ ;
il y a d’autres acteurs comme les paysans ou les mauvaises herbes qui ont diverses manières de faire qui ne sont pas celles des chercheurs, etc. Il y a toute une écologie du dehors qui doit importer. Quand Haraway dit « il nous faut d’autres récits », cela signifie par exemple que nous aurions avantage à raconter dans le détail les aléas d’une recherche qui, partie avec de bonnes intentions, s’est terminée en catastrophe, et ne pas omettre toutes les voix et alertes qui qui ont été tues, et qui témoignent de ce que la catastrophe n’était pas imprévisible. Toutes ces histoires devraient faire partie de l’éducation des scientifiques. Mais aussi de l’éducation en général. Aujourd’hui le public non plus n’est pas formé à interroger les scientifiques, l’opinion oscille entre confiance aveugle et méfiance radicale. Il est alors aisé de la dire irrationnelle et d’arguer qu’il faut se méfier du public qui se sent humilié. Or l’humiliation n’est propice qu’à des choses dangereuses, des revanches, des dérives complotistes. « On n’humilie pas impunément. » C’est sans doute une des grandes défaites de la gauche : ces gens qui sont humiliés tombent facilement dans des pensées simplificatrices que les droites extrêmes exploitent sans complexe.2

Gaëlle Henrard : Dans votre ouvrage Réactiver le sens commun3, vous développez le rapport que la science entretient avec le « sens commun », qu’entendez-vous par là ?

Isabelle Stengers : Le sens commun est habituellement quelque chose qu’on entend dans un sens péjoratif : « oui mais ça c’est du sens commun ». Ce qui m’intéresse, c’est le sens commun au sens où il a été défait par les sciences mais aussi par les institutions qui, au nom de la rationalité, se veulent source d’autorité. À partir du début du 20e siècle, c’est l’optique de la rupture avec le sens commun qui a été promue comme un marqueur d’identification de la science, surtout de la physique. Je caractérise cette situation comme une « défaite » du sens commun, au double sens où il est réduit au silence, disqualifié, mais aussi dé-fait, devenant de plus en plus caricatural parce que sans cesse renvoyé à sa paresse, à son irrationalité, à sa totale absence de valeur. Or au fond, nous ne savons pas de quoi il peut être capable. Nous voyons en effet « les gens » intéressés à apprendre comment pensent et vivent des gens différents mais aussi des espèces différentes, et à le faire sur d’autres modes. Sans cela quelqu’un comme Vinciane Despret n’aurait aucun succès. Or elle est lue et écoutée bien au-delà des intellectuels, par des personnes qui aiment imaginer, penser et approcher « le réel » autrement. Preuve que le sens commun est là potentiellement, mais il n’est pas cultivé politiquement. La plupart des gens, si on s’adresse convenablement à eux, sont intéressés et intéressables. L’imagination se développe quand elle trouve à se nourrir, quand on ne la met pas au pain sec et à l’eau de « qui a raison et qui a tort ». Il s’agit de faire l’expérience de ce que ça fait de penser autrement. Ne pas être d’accord mais savoir hésiter collectivement, ce qui demande une certaine confiance les uns dans les autres. C’est cela « faire sens en commun ». On a pu voir avec cette crise sanitaire que certains groupes ont fait sens en commun et se sont activés. Mais beaucoup ont réagi sur le mode qu’on nous a inculqué : « mais on a bien le droit de… », ce à quoi leur a d’emblée été opposé l’argument d’irrationalité et d’irresponsabilité. Et le débat a tourné sur qui, parmi les experts, avait raison ou tort au lieu de s’intéresser aux raisons de leurs désaccords. Ce genre de situation nous met en position de faiblesse. Nous sommes et avons affaire à des gens profondément maltraités et mutilés dans leur imagination et dans la possibilité de se faire confiance en soi-même et de se faire confiance les uns les autres, et ce depuis l’école.On vit aujourd’hui les conséquences, y compris au niveau de l’écologie sociale, de cette maltraitance généralisée sur ce qu’on appelle « la nature », les êtres vivants, et sur nous-mêmes.

Gaëlle Henrard : Vous avez traduit et largement contribué à la diffusion de Starhawk, écoféministe et sorcière néopaïenne américaine, genre de figure qui sera d’emblée taxée d’irrationalité… Quel intérêt a-t-elle suscité chez vous et comment avez-vous été (mal-)traitée en retour de cela ?

Isabelle Stengers : Quand j’ai commencé à lire Starhawk, j’étais prête à refermer le livre si ça fleurait bon le New Age californien avec lequel je ne me sens pas d’affinités. Mais je ne l’ai pas refermé. Et j’en suis ressortie avec des idées que je n’avais jamais eues auparavant, comme le fait que ce que nous avons appelé « progrès » (à gauche comme à droite) continuait de reproduire un désastre : la disparition d’une culture où faire sens en commun avait une réelle place. Et j’ai appris à me situer par rapport à cette histoire dont j’avais encore trop accepté. Quand Starhawk dit « la fumée des bûchers est encore dans nos narines », elle avance que les inquisiteurs sont toujours parmi nous. Gare en effet à ceux et celles qui osent par exemple s’intéresser aux sorcières ou avoir l’air de croire que quelque chose comme la magie peut avoir un sens. Il en résulte notamment un réflexe conditionné qui s’exprime avant tout par la peur de faire ricaner ou de l’humiliation. Or, la magie définie par Starhawk est l’art de modifier la conscience et le comportement qui est ancré en nous sans qu’on en ait conscience. Ainsi, elle a par exemple osé se demander si la psychologie ne serait pas plus intéressante en étant située comme une forme de magie plutôt que comme courant avec un statut de science. C’est une perspective qui me semble assez juste pour cette discipline. La vérité dite scientifique est-elle le meilleur opérateur pour transformer, aider à changer, soigner, guérir ? Certaines disciplines n’ont-elles pas été rendues complètement caricaturales par le rapport qu’elles ont entretenu à la science pour exister ? Pour moi une bonne science cherche à apprendre de quelque chose, de telle sorte qu’un scientifique puisse dire : ce « quelque chose » est ce qui m’a forcé à penser comme ça ou autrement. C’est apprendre avec, changer et se transformer ensemble. Je trouverais intéressant d’appeler magie tous les endroits où ce « avec » est prééminent, où une co-transformation est nécessaire. Cela redistribuerait les loyautés. C’est comme cela que je me suis intéressée aux sorcières : qu’y a-t-il moyen d’apprendre avec elles et grâce à elles ? Mon intérêt ne consistait pas à clamer que la magie existe mais plutôt : « bien sûr qu’elle existe ! » (rires), et de noter que ceux qui savent l’employer et qui n’ont pas peur de le faire, le font souvent à mauvais escient. Ainsi, le marketing n’a de cesse d’utiliser des procédés qui sont des opérations magiques d’une efficacité redoutable. Sauf qu’on ne les reconnaît pas comme tels, on dit que c’est de la psychosociologie. D’où l’ouvrage La sorcellerie capitaliste4 qui soulève un paradoxe : tout en ne croyant pas en la magie, notre monde est sous l’emprise d’une magie malveillante qui nous réduit à une forme d’impuissance politique et sociale, et contre laquelle nous ne savons pas nous protéger. De ce point de vue-là, nous sommes dans un rapport au monde profondément irrationnel, on ne reconnaît pas ce qui nous arrive. Et j’ai donc participé à faire connaître Starhawk dans les pays francophones en sachant que je me mettais potentiellement en danger. Mais ce qui embêtait ceux qui voulaient me critiquer, c’est que j’ai travaillé avec des scientifiques. Alors simplement les gens disaient « on ne comprend pas comment elle peut faire ça » (rires). Ceci dit, dans le livre de Starhawk que j’ai traduit récemment, Quel monde voulons-nous ?5, il est peu question de sorcellerie mais davantage d’organisation politique, de démocratie directe et de pratiques de changement.

Gaëlle Henrard : Comment re-faire ce lien avec le sens commun ? On observe combien, y compris dans des milieux engagés ou d’éducation permanente, il est aisé de retomber dans l’entre-soi où on sera plutôt dans la posture d’expliquer à plutôt que de penser ensemble. Il me semble que votre pensée est d’intérêt public mais vos ouvrages ne sont pas forcément d’un accès facile… Comment peut-on les transmettre sans défaire le lien avec les gens ?

Isabelle Stengers : Beaucoup de passés différents vivent encore en nous. Le présent est épais. On est à la fois les descendants des inquisiteurs et des sorcières, et il y a des choix à faire. Certes notre capacité de faire sens en commun a été fortement abîmée, mais en apprenant que nous sommes le produit de ce désastre, on peut décider de planter et de faire germer des graines d’autres possibles. Ne pas compter sur une bonne idée qui va sauver le monde et nous avec, mais raconter et faire vivre d’autres types d’expériences. Moi je suis vieille, je serai morte quand le pire sera vraiment insistant. Alors mes livres sont difficiles à lire certes, mais c’est à ceux qui peuvent relayer que je m’adresse parce qu’ils peuvent avoir besoin de ce que je fabrique pour résister à un milieu hostile. Je me vois comme une sorte de pharmacienne préparant des antidotes, travaillant à ce que cette situation qui nous tient collectivement déploie au maximum ses composantes, se déplie et puisse être partagée. Je ne peux pas faire simple parce que si on simplifie, les poisons qui divisent en profitent. Mais notre problème à tous qui vivons aujourd’hui, c’est de léguer à ceux qui viennent le sens de ce qu’ils ont en eux et surtout entre eux, d’autres possibles et d’autres pratiques qui mettent en jeu l’imagination, la confiance et le sens de la responsabilité. C’est une éthique de l’interdépendance qui s’apprend. Et je crois que quand on a appris ça, on change.

  1. Voir ci-dessous, l’article de Maite Molina Mármol.
  2. Voir l’article d’Olivier Starquit en p.3 de ce même numéro.
  3. Isabelle STENGERS, Réactiver le sens commun. Lecture de Withehead en temps de débâcle, La découverte (Les empêcheurs de penser en rond), 2020.
  4. Philippe PIGNARRE, Isabelle STENGERS, La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, La Découverte, 2007.
  5. Starhawk, Quel monde voulons-nous ?, Cambourakis, 2019.