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Editorial
Science, médias et démocratie

Par Julien Paulus

Rédacteur en chef

Depuis plusieurs années, la science semble perçue comme l’horizon indépassable, le nouveau paradigme de la résolution des maux de notre société. La récente pandémie de SARS-COV2 est à ce titre particulièrement illustrative de cette injonction faite au savoir de réparer le réel. Une telle posture, outre le fait qu’elle s’illusionne sans doute sur une hypothétique unidimensionnalité du monde, tend à considérer la science et le savoir qui en résulte comme une description parfaitement neutre et objective d’une réalité qui est, description à partir de laquelle l’on pourra opérer sur ladite réalité. Or ce serait faire fi du caractère extraordinairement ambivalent que peut revêtir le rapport que l’approche scientifique entretient avec ce fameux « réel ».

L’une de ces plus importantes ambivalences fut avancée par le célèbre physicien danois Niels Bohr, et l’interprétation dite « de Copenhague », selon laquelle la science ne doit pas être définie en termes « d’une réalité donnée et intrinsèque qu’elle aurait pour mission de tenter de décrire (…), [mais] avant tout comme une œuvre de communication entre les hommes (…), la synthèse d’une partie de l’expérience humaine : la partie qui est communicable à tout homme doué de raison1. » Ou encore, pour reprendre l’expression de son collègue Werner Heisenberg, la science ne serait « qu’un maillon de la chaîne infinie des dialogues entre l’homme et la nature et ne peut plus parler simplement d’une nature en soi2. »

Cette conviction de Bohr et ses collègues prolongeait en réalité la philosophie développée plus d’un siècle avant eux par Emmanuel Kant qui, dans la Critique de la raison pure, proclamait l’impossibilité pour l’esprit humain d’atteindre et d’appréhender la « chose en soi », si ce n’est par le détour (et donc le biais) de nos sens et de nos catégories mentales. En d’autres termes, l’observateur intervient activement dans le processus d’observation en interprétant, filtrant, reconstruisant l’objet observé selon les codes qu’il a intégrés. Si bien que, du point de vue de Kant, il serait absurde « de vouloir donner notre expérience pour l’unique mode de connaissance possible des choses3. »

Ce long et fastidieux détour doit nous éclairer sur deux aspects relatifs aux conditions d’élaboration du savoir scientifique, à tout le moins du point de vue de Bohr et consorts. Le premier est que l’observateur n’est pas « neutre » dans le processus d’observation et que, par conséquent, il lui est impossible d’atteindre la réalité intrinsèque de ce qu’il observe, mais au mieux quelques manifestations que son esprit aura recollectées et réinterprétées. C’est ainsi, par exemple, que la philosophe américaine Donna Haraway parlera de « savoirs situés » et rejettera toute prétention pour la science à poser un regard « neutre » sur le monde pour lui préférer une objectivité « encorporée » (voir Maite Molina Mármol, p.5).

Le second est que la production d’un savoir scientifique n’est que la communication d’une expérience humaine, fragmentaire et provisoire, destinée à être complétée voire confrontée à d’autres expériences humaines, elles aussi fragmentaires et provisoires. Or les conditions de production de ce récit, de ce « dialogue entre l’homme et la nature », se situent à mille lieues de celles des récits médiatique et politique qui rythment notre quotidien (voir Jenifer Devresse, ci-contre). Le malentendu est total, et la cacophonie qui en résulte rend dès lors quasi impossible une approche citoyenne raisonnable des défis générés par la crise sanitaire.

Pourtant, science et démocratie semblent avoir bien des points communs. Fragmentaires, provisoires, amendables et débattables, toutes deux réagissent plutôt mal aux discours définitifs, à l’absence de contradiction, aux décisions arbitraires voire à l’autoritarisme. De quoi finalement se demander si le problème ne résiderait pas davantage dans le dispositif de médiation dressé entre la pratique scientifique et la pratique citoyenne…

  1. D’ESPAGNAT, Bernard, À la recherche du réel : le regard d’un physicien, Paris, Dunod, 2015, p.23.
  2. HEISENBERG, Werner, La Nature dans la physique contemporaine, cité dans Idem, p.27.
  3. KANT, Emmanuel, Prolégomènes à la Critique de la raison pure, §57.