Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°97

Mots
Scientisme

Par Henri Deleersnijder

« Malgré les préjugés qui recouvrent encore une partie de la face de l’Europe comme un réseau, la lumière cependant commence à pénétrer dans nos campagnes. C’est ainsi que, mardi, notre petite cité d’Yonville s’est vue le théâtre d’une expérience chirurgicale qui est en même temps un acte de haute philanthropie. M. Bovary, un de nos praticiens les plus distingués… »

Ainsi commençait l’article de presse destiné à être publié dans la gazette Fanal de Rouen et écrit par M. Homais, pharmacien du roman Madame Bovary (1857), chez qui cohabitaient un agnosticisme ostentatoire et une foi du charbonnier en la science. Il glorifiait, en des termes dithyrambiques, l’opération de « stréphopodie » effectuée par le mari d’Emma sur Hippolyte, le pied-bot de l’auberge du Lion d’Or du bourg normand où se déroule l’action de l’œuvre de Gustave Flaubert.

Cette intervention, on le sait, se solda par un dramatique fiasco. Ce qui nous permet de prendre conscience des extrémités auxquelles peuvent conduire les errements du scientisme, cette croyance absolue selon laquelle toute source fiable de savoir sur le monde est tributaire de la science expérimentale. C’est là une conviction qui s’oppose nécessairement aux religions et autres approches philosophiques ou morales, incapables aux yeux de ses partisans de rendre compte du réel. Elle connut son heure de gloire au XIXe siècle, époque où Ernest Renan en particulier rêvait d’ « organiser scientifiquement l’humanité ».

Révélatrices à cet égard sont les élucubrations se voulant scientifiques du Français Georges Vacher de Lapouge qui, dans son ouvrage L’Aryen. Son rôle social (1899), exposa les critères morphologiques susceptibles d’étayer sa vision hiérarchisée des races. Pour lui, l’espèce humaine se répartissait en dolichocéphales et brachycéphales. Les premiers ont le crâne plus long que large : ce sont les Blancs, aryens comme il se doit, porteurs de grandeur. Les seconds ont une boîte crânienne plus large que longue : c’est une race « inerte et médiocre ». Quant aux Juifs, il s’agit d’une « race ethnographique », qui sera vaincue par les Aryens. Telle est, brossée à grands traits, la pensée de ce précurseur de l’eugénisme, hanté par la décadence minant son pays du fait de « la substitution du brachycéphale au dolichocéphale dans la possession du pouvoir ». Les liens avec le futur antisémitisme nazi tombent évidemment sous le sens.

L’eugénisme, on le retrouve chez Alexis Carrel. Ce biologiste et chirurgien également né en France, mais ayant longtemps travaillé aux États-Unis, qui reçut le prix Nobel de physiologie ou de médecine en 1912, est resté mondialement connu par son livre L’Homme, cet inconnu (1935). Puisque le but est de « changer l’Univers » et d’œuvrer à la « restauration de l’homme dans l’harmonie de ses activités physiologiques et mentales », il y propose que soit ouvert, pour les criminels considérés comme les plus dangereux, « un établissement euthanasique, pourvu de gaz appropriés, [ce qui] permettrait d’en disposer de façon humaine et économique ». Dans la préface de l’édition allemande de son ouvrage, parue en 1936, l’éminent docteur Carrel avait notamment écrit ceci : « En Allemagne, le gouvernement a pris des mesures énergiques contre l’augmentation des minorités, des aliénés, des criminels. La situation idéale serait que chaque individu de cette sorte soit éliminé quand il s’est montré dangereux. » À l’évidence, ces dires se passent de commentaires ; leur auteur adhérera d’ailleurs peu avant 1940 au Parti populaire français de Jacques Doriot, formation politique qui collaborera avec les nazis sous l’Occupation.

Mais il n’était pas rare, dans les années 1950, de voir encore conseiller la lecture de L’Homme, cet inconnu aux grands élèves d’humanités, dans certaines écoles du moins. Ni de retrouver, à la même époque, des traces de divagations liées à l’anthropométrie des crânes dans un manuel de géographie datant de 1939 : « En Belgique, on trouve […] une légère différence dans l’indice céphalique entre les habitants du Nord et ceux du Sud. Il existe une proportion plus grande de dolichocéphales chez les Flamands que chez les Wallons et la brachycéphalie est mieux marquée chez ces derniers. » Cela voudrait-il dire que les Wallons ont la grosse tête ? Comprenne qui pourra…

Au lendemain de la guerre, l’affaire Lyssenko révéla à quel point la science peut se laisser pervertir par l’idéologie. Ce pseudo-scientifique, soutenu par Staline, s’était promis de voler au secours de l’agriculture soviétique, frappée de récoltes insuffisantes à la suite de la collectivisation forcée. Comment ? Par l’adoption de techniques agricoles révolutionnaires, capables notamment de transformer une espèce végétale en une autre, et donc de suppléer aux disettes ou famines récurrentes. Il eut beau dénoncer la « génétique bourgeoise » et ceux qui, dans la communauté scientifique de l’URSS, ne tombaient pas dans le panneau de cette supercherie, rien n’y fit : les yeux se dessillèrent tardivement, y compris chez les membres ou compagnons des Partis communistes d’Europe de l’Ouest, face à cette « régression unique dans les annales de la science contemporaine1 ».

Comme quoi, même les « théories » scientifiques ont souvent une durée de vie. Sans le doute, la science risque toujours de se transformer en dogme, se cristallisant du coup en scientisme. Et alors, bonjour les dégâts..

  1. Joël et Dan KOTEK, L’affaire Lyssenko, Bruxelles, Complexe, 1986, p. 10.