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L’invention des races humaines

Par Jean-Louis Rouhart

Le Musée de l’Hygiène de Dresde a la triste réputation d’avoir soutenu en Allemagne, durant le régime national-socialiste, la politique d’« hygiène raciale » au sein de la « communauté du peuple » (Volksgemeinschaft). Pour avoir diffusé largement des écrits de propagande et publié des manuels scolaires tendancieux traitant de la sauvegarde de la santé des citoyens du Reich, l’institution a grandement contribué à légitimer les campagnes de stérilisations forcées et d’euthanasies des personnes handicapées, de même qu’elle a favorisé la propagation des préjugés antisémites au sein de la société allemande.

Les aléas de l’Histoire font que le même musée a organisé, en 2018, une exposition consacrée au racisme et à l’invention des races humaines, son but étant cette fois de sensibiliser le grand public aux préjugés racistes par une approche historique. Le catalogue de cette exposition, qui vient d’être publié1, met en évidence, comme l’indique le sous-titre, le fait qu’il n’y a pas, scientifiquement parlant, de races humaines, mais des constructions théoriques mentales élaborées pour caractériser, classifier et hiérarchiser des différences extérieures perçues entre les êtres humains. Cette démarche répond, en fait, au besoin d’affirmer la supériorité d’une ethnie par rapport à une autre et permet à ses utilisateurs de justifier l’exploitation, la répression et même le génocide de groupes humains jugés inférieurs.

L’ouvrage retrace l’historique de cette idéologie raciale et fait remonter la naissance de la notion de race à l’époque de la Reconquista espagnole, période durant laquelle il fut question de préservation de la « pureté du sang » par rapport aux groupes de musulmans et de juifs qui peuplaient à l’époque la péninsule espagnole. Après quoi, le catalogue met en évidence la contradiction manifeste entre les principes de liberté, d’égalité et de fraternité du siècle des Lumières et la domination exercée à la même époque par les pays colonisateurs sur les cultures non européennes. Il montre également que l’établissement d’ordres soi-disant naturels de races supérieures et inférieures a servi à justifier au 19e siècle les errements des politiques coloniales menées par les pays européens et le pillage des ressources des peuples colonisés.

Les auteurs de l’ouvrage ne manquent pas d’évoquer l’influence des théories de Charles Darwin sur les idées propagées à cette époque concernant la « lutte raciale » et la production de « nouvelles et meilleures races », au détriment d’autres « races » censées constituer un obstacle ou un danger. Dans ce cadre, le catalogue présente de nombreuses illustrations documentant le besoin de mesurer, de reconnaître les « caractères raciaux » et de hiérarchiser les groupes ethniques en recourant non seulement à des disciplines scientifiques (médecine, biologie, statistique…), mais aussi à des outils de mesure pseudo-scientifiques comme l’anthropométrie, la physiognomie ou la phrénologie. Sont évoqués également l’utopie d’homogénéité des peuples, des langues et des cultures, qui a inspiré la formation des États nationaux en Europe à partir du 19e siècle, ainsi que le rôle joué en Allemagne par des expositions telles que l’« exposition coloniale allemande » ou l’exposition sur « l’art dégénéré » en tant que supports aux idéologies racistes.

Enfin, les auteurs montrent que, si de nos jours la notion de race est contestée politiquement et socialement, la représentation de l’Autre, de l’Étranger, perçu comme une source de danger, n’en reste pas moins répandue. Selon les auteurs, ce racisme quotidien peut être considéré comme la continuation des modes de pensée coloniale. C’est ce que corroborent les différents témoignages illustrant les multiples facettes de la discrimination raciale dans l’Allemagne d’aujourd’hui.

  1. Susanne Wernsing/Christian Geulen/Klaus Vogel (Hrsg.), Rassismus. Die Erfindung von Menschenrassen, Bundeszentrale für politische Bildung, Bd. 10613, Bonn 2021. Édité également sous le même titre par la maison d’édition Wallstein Verlag, Göttingen, 2021.