Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°98

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Résistance

Par Henri Deleersnijder

«L’histoire peut être définie comme l’art de se souvenir de ce dont les hommes sont capables1». Sait-on, par exemple, tout ce que l’idée d’Europe – si souvent défendue dans le passé par des philosophes, écrivains, poètes et hommes politiques – doit à des résistants italiens de la Seconde Guerre mondiale ?

Petit rappel. L’entreprise meurtrière de Hitler, visant à claquemurer l’Europe dans son Reich de mille ans, ne parvint pas à étouffer la flamme de la Résistance. Aux heures les plus noires du siècle, pendant que nombre d’intellectuels – tels que Pierre Drieu La Rochelle et Marcel Déat en France – voyaient dans le Führer le maître d’œuvre de « la future cathédrale européenne », des réfractaires ont su dire « non » à l’inhumanité de l’idéologie nazie. L’idée européenne aurait pu sombrer dans cette déchirure de l’histoire, véritable césure de civilisation, et à la suite surtout du traumatisme d’Auschwitz qu’allait créer la découverte de la Shoah. Il n’en fut rien, puisque c’est des résistants eux-mêmes que resurgit durant la guerre le projet d’union.

La petite île volcanique italienne de Ventotene, située dans la mer Tyrrhénienne au large de la Campanie, fut d’abord le siège de cette rémanence. En 1941, en effet, y sera écrit un des textes fondateurs du fédéralisme européen, Pour une Europe libre et unie, œuvre de prisonniers politiques du régime mussolinien qui y avaient été relégués. Altiero Spinelli (1907-1986), journaliste et militant communiste, en fut, avec Ernesto Rossi (1897-1967), journaliste lui aussi, le principal rédacteur. Ce Manifeste de Ventotene, passé clandestinement sur le continent, s’oppose non seulement à l’hégémonie nazie du moment, mais également – dans ce qui devait être la société d’après-guerre – à la domination d’un « capitalisme monopoliste ».

Le Movimento Italiano per la Federazione Europea, né d’un groupe de résistants lui aussi antifasciste de la Péninsule, appellera à son tour, en 1943, à une union européenne, garante à ses yeux du maintien de la paix dans le Vieux Continent.

Enfin, début juillet 1944 à Genève, est mis au point – et en secret – un projet de Déclaration fédéraliste par des représentants de plusieurs mouvements de résistants européens. En voici l’exergue : « Quelques militants des Mouvements de Résistance du Danemark, de France, d’Italie, de Norvège, des Pays-Bas, de Pologne, de Tchécoslovaquie et de Yougoslavie et le représentant d’un groupe de militants antinazis en Allemagne, se sont réunis dans une ville d’Europe […]. Ils ont élaboré [un] projet de déclaration […] qu’ils ont soumis à la discussion et à l’approbation de leurs mouvements respectifs et de l’ensemble des Mouvements de Résistance européens2 ».

Dans cette feuille de route, insistance est mise sur les vertus « d’une Union fédérale entre les peuples européens », seule garante de paix, de justice, de reconstruction économique, de maintien de la démocratie sur le continent et, apport appréciable entre tous, d’intégration de l’Allemagne qui ne représenterait ainsi plus « un danger pour les autres peuples ». Tout cela à condition de « dépasser le dogme de la souveraineté absolue des États ».

À l’heure où l’ « illibéralisme » a le vent en poupe, particulièrement en Hongrie, et où l’autoritarisme mâtiné de populisme gagne du terrain, on ferait bien de se souvenir de ces messages envoyés par des résistants qui se sont dressés contre l’inacceptable ! Et de se ressourcer aussi au programme du Conseil national de la Résistance, créé en France le 27 mai 1943. Oui, se souvenir de la Résistance est plus que jamais nécessaire pour dynamiser toute action civique.

  1. Patrick BOUCHERON et François HORTOG, L’histoire à venir, Toulouse, Anacharsis, 2018, p. 20.
  2. Cité par Patrice ROLLAND, L’unité politique de l’Europe. Histoire d’une idée, Bruxelles, Bruylant, 2006, p. 476. Cf., à ce propos, Henri DELEERSNIJDER, L’Europe, du mythe à la réalité. Histoire d’une idée, Bruxelles, Mardaga, 2019.