Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°98

Trois questions à quatre contributeur·rice·s à l’exposition « Échos – Trucothèque de nos résistances »

Propos recueillis par Julie Ricard et Gaëlle Henrard

Avec l’envie de déplier la démarche de celles et ceux qui ont accepté de participer à l’exposition « Échos – Trucothèque de nos résistances », nous avons rencontré quatre contributeur·rice·s qui, chacun·e se sont exprimé·e·s sur leur résistance au moyen de média différents.

Comme une sorte d’envers du décor, ils/elles nous ont expliqué pourquoi ils/elles se sont inscrit·e·s dans cette démarche, ce qui les y a poussé·e·s, et ce que leur réalisation signifie pour elles/eux. Qu’est-ce qui fait finalement qu’on décide à un moment donné de sortir de sa pensée individuelle et de la rendre collective, c’est-à-dire de construire du politique ?


Daniel Soil

Romancier, animateur à « La Maison Commune » (Bruxelles) et ancien diplomate culturel pour la Fédération Wallonie-Bruxelles au Maroc et en Tunisie

J’ai été diplomate Wallonie-Bruxelles à Rabbah d’abord, puis en Tunisie entre 2008 et 2015. Ayant été pas mal actif comme militant associatif également, j’étais fasciné par le concept de révolution, comme phénomène social du changement radical. Et il se trouve que quand j’étais en Tunisie, ce phénomène est advenu, en janvier 2011, qui correspondait grosso modo au concept que j’avais manipulé en des termes tout à fait théoriques. Malgré le caractère imprévisible de l’événement, j’en sentais les aspirations. De par ma fonction à l’époque, j’ai pu être en contact avec celles et ceux qui allaient en devenir les protagonistes. Et j’ai donc suivi et participé au mouvement, avec une certaine sympathie et avec empathie, notamment en prenant des photos.

Par la suite, j’ai rédigé un roman qui se passe dans ce contexte, en y introduisant une histoire d’amour entre un cinéaste belge et une Tunisienne qui prend part aux événements. Ça donne à mon avis une vérité plus grande que le récit neutre et froid des faits. Vivre un mouvement social comme celui-ci incite, selon moi, à la proximité des corps. Une manifestation et une foule qui se densifie parce que les gens arrivent de toutes parts, et que les corps se serrent les uns contre les autres dans le cortège, ça crée inévitablement une proximité des corps et l’envie de serrer quelqu’un dans ses bras.

J’ai souhaité participer à cette exposition collective, d’une part par intérêt pour le thème de la résistance, et singulièrement parce que je crois que sur la question de la révolution, il reste pas mal de choses à dire. Aujourd’hui, beaucoup de gens sont déçus par la révolution tunisienne. Mon idée est de dire que cette déception est normale, parce qu’une révolution ouvre tellement de portes qu’il est quasiment impossible de les explorer toutes. Je crois pour ma part que l’échéance normale d’une révolution, c’est la déception. N’empêche : cela vaut la peine de la vivre et de la porter, singulièrement pour les personnes qui sont directement impliquées dedans. Si une révolution génère beaucoup de déception, ça ne disqualifie certainement pas le soulèvement qui reste parfaitement légitime même quand les résultats ne sont pas à la hauteur des espérances. Quand une révolution a lieu, ça veut dire que ceux d’en haut ne peuvent plus et que ceux d’en bas ne veulent plus. C’est un mouvement qu’on ne peut pas contrôler. Je suis convaincu qu’il faut continuer de travailler ce concept, en n’éludant pas ce que j’appellerais son caractère inéluctable. C’est une idée que je serai heureux de pouvoir exprimer et discuter, et qui a participé de mon souhait de répondre à cet appel.


Michael Bisschops

Créateur de la marque « Alphonse »

Le thème de l’exposition m’a de suite interpellé. La tenue vestimentaire est quelque chose que je considère comme très emprisonnant et uniformisant. Nos tenues nous enferment dans une sorte de carapace, part visible de nous pour les autres. J’avais envie de questionner le caractère parfois stigmatisant du rapport que nous entretenons avec nos tenues. J’estime que sortir des codes vestimentaires et sociaux en général est un acte de résistance. Donc, en tant que défenseur de nos droits et de nos libertés, c’était pour moi évident de répondre à ce super appel avec ma sensibilité et mon moyen d’expression, la couture.

Ce que ma création signifie c’est donc d’abord d’exprimer ma résistance au monde qui nous entoure. Premièrement, par le fait même de créer, acte qui court-circuite les schémas de pensée préétablis. Cette création, une veste d’inspiration kimono, est pour moi originale, unique et non-genrée. La « genrification » des tenues vestimentaires est quelque chose qui me tient à cœur. Pourquoi telle ou telle tenue serait exclusivement réservée à un public masculin ou au contraire à un public féminin ? Pourquoi un homme ne peut-il pas porter une jupe ou une chemise rose à fleurs sans subir au cours de sa journée différentes invectives ? Cette veste a aussi été conçue dans une idée de guerrier·re urbain·e, un peu comme une armure pour aller au contact du regard des gens. Avec la broderie « RESIST » dans le dos, il y avait l’envie d’avoir quelque chose de monumental et de clair. Après bien sûr, chacun y verra ce qu’il a envie de voir.

Cette création pour moi n’a qu’un seul but : montrer qu’on peut sortir du cadre. La magie se produit quand nous pouvons être qui nous sommes réellement, ce qui passe aussi par notre tenue. La mode, malgré toutes les dérives qu’on lui connaît, peut aussi être un moyen d’acceptation de soi. C’est un médium très fort.

En participant à cette exposition, j’ai eu envie de faire passer un message et cette veste est le canal par lequel je l’envoie. Si je veux être idéaliste et un peu rêveur, j’espère qu’elle surprendra et qu’elle incitera à la réflexion, notamment sur ce que l’industrie de la mode peut enlever, apporter ou cadenasser par rapport à notre personnalité, à notre créativité et à notre propre identité. Plus modestement, j’espère que le visiteur prendra du plaisir à visiter l’expo.


Siham Cheurfi

Enseignante de philosophie et citoyenneté en Athénée

Cette question « pour toi, résister aujourd’hui, c’est quoi ? », cela fait longtemps que je l’ai en tête. Alors, quand il y a eu les vitrines cassées à Liège lors des manifestations Black Lives Matter en mars dernier, il m’importait de dire quelque chose sur la symbolique du pavé dans laquelle les gens perçoivent simplement la volonté de casser. Or il s’agit à mon sens d’une volonté de se faire entendre, née d’une invisibilisation systématique d’une catégorie de la population, en l’occurrence les jeunes racisés. Je peux en témoigner parce qu’en tant qu’enseignante, je connais pas mal de jeunes victimes de contrôle au faciès, et donc complètement aléatoires, de la part de la police. Et ces contrôles se sont accrus après les événements en question, y compris sur des tout jeunes de 13-14 ans.

Il est nécessaire de dire qu’il y a des jeunes qui en viennent à ces gestes parce qu’ils ne savent plus quoi faire, plus quoi dire et qui ne se sentent jamais entendus ou même considérés. La plupart ne croient plus en la Justice, ils sentent bien que la police n’est pas là pour les protéger et ils en ont même peur. Sans doute faut-il expliquer que ce n’est pas parce qu’on casse une vitrine que l’objectif est de dégrader. Et quand on m’oppose comme argument le respect absolu de la règle, je demande pour ma part à ce que certaines choses soient expliquées, nuancées. Il y a beaucoup de choses à dire sur la désobéissance civile.

Moi, j’ai fait partie des personnes qui ont été arrêtées, le 24 janvier à Bruxelles, lors des manifestations contre la justice de classe. Et ce que j’ai vu et entendu à la caserne d’Etterbeek m’a tellement choquée que je me suis demandé si j’étais bien en Belgique. Or on était beaucoup de blancs à avoir été arrêtés, et du coup, on a eu la chance que notre plainte soit suivie. Mais des jeunes racisés dans une procédure similaire à la nôtre ne seront quasi jamais pris en considération. Alors, si je relie ces deux événements, c’est pour tenter de porter une parole. J’ai voulu dire que ce pavé est pour moi un acte de dernier recours. Les manifestations pacifiques ne fonctionnent plus, on n’en retient rien. Toutefois, si toutes ces vitres cassées ont fait parler de l’événement, de ces jeunes, les médias n’ont pas interrogé de façon globale et complexe la situation qu’ils vivent. Ils ont été catégorisés comme casseurs mais rien n’a été dit de leurs revendications, des réalités qu’ils traversent, de la violence symbolique, sociale et économique qu’ils subissent quotidiennement mais qui, elle, est complètement niée. Et sans que jamais l’usage de ce terme de casseurs ne soit questionné et attribué à des gens qui font vraiment de la casse, qui licencient en masse, qui détruisent les services publics…

J’ajoute à cela la situation qu’ils ont à subir dans le contexte sanitaire : une situation de confinement qui a fait d’énormes dégâts au niveau scolaire, et une forte culpabilisation des jeunes à la moindre remontée des chiffres. Ce sont ces mêmes jeunes que je retrouve, avec un grand sentiment d’impuissance, dans mes classes. Les mêmes qui, à 13-14 ans, ont vu des choses assez terribles et qui ne croient plus en grand-chose. Il y a beaucoup de désespoir dans cette jeunesse-là. Ils ne trouvent plus leur place. Mais quelle place leur a-t-on laissé ?

Alors ce texte, quand je l’ai écrit, il y avait de la colère et un grand ras-le-bol, face aux amalgames qui pointent toujours les mêmes du doigt. J’espère qu’à travers lui, et la création de Charlotte De Naeyer qui y est associée, on donnera à réfléchir sur ce que ça signifie réellement de lancer un pavé dans une vitrine, et qu’on réapprendra la confiance en ces jeunes à qui il est urgent de donner de l’espoir et une chance de s’en sortir. Qu’on les écoute, qu’on les entende, en commençant par l’école, parce que si même là ils ne trouvent pas d’échos, où vont-ils pouvoir parler ? Il me semble que c’est déjà à nous, en tant qu’enseignants, d’être réellement attentifs à eux, et de ne pas se fermer à leur univers, que ce soit la musique qu’ils écoutent, les tenues qu’ils portent. Ça ne veut pas dire qu’on ne doit pas leur amener un autre point de vue, les faire réfléchir, organiser des débats, mais sans les exclure, eux et leur univers.


Le CVFE à deux voix – Annick, animatrice au CVFE, et Aurore, participante aux ateliers du CVFE pour le groupe « Inform’elles »

Sur base de la proposition des Territoires de la Mémoire, nous avons commencé à réfléchir avec les femmes du groupe « Inform’elles ». Il s’agit d’un groupe de femmes liées au CPAS de Sprimont, avec lesquelles on travaille beaucoup l’empowerment et la (re)prise de pouvoir sur leur vie. Et donc, on a décidé de les emmener sur le thème de la résistance. Le travail a d’abord dû être mené en visioconférence en raison du Covid, ce qui n’était pas facile mais on tenait à ce que le lien se maintienne. Et on a beaucoup réfléchi collectivement à des questions comme « à quoi résister aujourd’hui ? comment ? » etc. Beaucoup de choses ont été faites « à distance » mais on a pu voir à un moment donné la limite de ce travail de chacune dans son isolement. C’est là que se confirme la force et la nécessité du collectif, d’autant plus que dans ce groupe, tout ce que l’on produit jusqu’à présent est collectif et « en présentiel », et que par ailleurs ces femmes, comme beaucoup d’autres, étaient chez elles avec leur(s) enfant(s) et énormément de distractions, de tâches à accomplir et donc à un moment, ça devient impossible de se concentrer. Par ailleurs, plusieurs d’entre elles ont besoin d’être dans et avec le groupe pour se sentir légitimes, s’affirmer, se rendre compte que leur avis et leur parole comptent, aident d’autres personnes. On s’est donc revues pour la réalisation concrète et la réflexion a pu dépasser la théorie et s’incorporer, passer par les mains et la créativité.

Les participantes se sont toutes mises d’accord sur un collage et sur un discours : rendre visible les pressions constantes qui sont subies à tous les niveaux, gouvernemental, sociétal, au niveau du coût de la vie aussi. Et en particulier des pressions qu’on subit plus violemment en tant que femmes, singulièrement en tant que femmes précarisées. Le message général est sans doute de rappeler haut et fort que tout le monde existe, que personne n’est supérieur à personne, et certainement pas au prétexte, encore très puissant dans l’imaginaire collectif, qu’on est une femme, qu’on relève du chômage, du CPAS, de la mutuelle etc. Il est donc aussi question de la précarité, de la pauvreté structurelle et de la lutte contre le patriarcat. Et puis des thématiques connexes comme l’âgisme, la désobéissance, la rébellion ont aussi été développées. L’élan donné c’est que toutes ensemble on peut y arriver, séparément c’est plus dur. Et notre objectif en amenant cette œuvre, c’est de faire bouger les mentalités.

Un questionnement qui a toutefois émergé autour de la création de ces collages pour l’exposition, c’est celui de notre légitimité par rapport à d’autres personnes qui auront amené une réalisation : « et s’il y a des “vrais” artistes ?! ». En sachant en plus que pour beaucoup de participantes, leur résistance passe par leur point de vue de maman : elles résistent pour leurs enfants, ou elles résistent parce qu’elles mènent une vie difficile et c’est leur vie même qui est une résistance. Là aussi il y a un travail à mener en termes de représentations sur la valeur des paroles des un·e·s et des autres et les différentes formes de résistance dont certaines sont plus valorisées. On a travaillé ensemble pour qu’elles aient confiance en leur parole et en leur réalisation en se disant que cela trouverait écho auprès d’un public qui pourra s’identifier à leurs réalités à elles.

Et sans doute que toutes ces femmes repartent avec un peu plus d’affirmation de soi, de confiance, une capacité à poser des limites. À porter leur voix, et à le faire d’une façon « acceptable » tout en restant impertinente. On dit « acceptable » parce que si le discours et la manière de l’amener son trop chargés en agressivité, en colère, le message risque de se perdre. Après on peut en débattre, mais on a en tout cas travaillé la forme de l’expression pour être entendues. Et c’était d’autant plus important que ces femmes relèvent du CPAS et qu’il arrive lors des activités ou dans leurs productions qu’elles formulent des critiques sur cette institution. C’est là aussi que le travail est intéressant, ça permet de peut-être faire bouger les lignes dans les consciences. Et malgré la difficulté d’émettre et de recevoir ce genre de critiques au sein d’institutions comme le CPAS, celui de Sprimont continue de travailler avec nous, permet l’expression d’avis contradictoires et d’une certaine manière prend des risques. On ressent d’ailleurs que les employées avec lesquelles ont travaillent au CPAS sont convaincues par ce travail. C’est motivant.